
La grande colonisation : comment les psychothérapies ont phagocyté la psychologie
La question de l'efficacité en psychothérapie : le sujet qui fâche... même après plus d'un siècle.
Imaginez une discipline scientifique qui, en l'espace de quelques décennies, abandonne sa mission fondamentale de comprendre l'esprit humain pour se transformer en une gigantesque machine à produire des thérapeutes. Une science qui renonce à ses questions les plus profondes – comment fonctionne la mémoire ? qu'est-ce que la conscience ? comment apprend-on ? – pour se concentrer obsessionnellement sur une seule : comment facturer des séances de thérapie ?
Bienvenue dans la psychologie du XXIe siècle.
Ce constat peut paraître provocateur, voire caricatural. Pourtant, les chiffres sont implacables : aujourd'hui, dans la plupart des départements de psychologie occidentaux, plus de 70% des étudiants se destinent à la pratique clinique. Les postes de recherche fondamentale disparaissent, les laboratoires expérimentaux ferment, et des pans entiers de la discipline – psychologie comparée, psychophysique, psychologie théorique – agonisent dans l'indifférence générale.
Comment en est-on arrivé là ? Comment une science née de la curiosité philosophique et de la rigueur expérimentale s'est-elle muée en simple antichambre de la psychothérapie ? Cette transformation n'est pas le fruit du hasard. Elle résulte d'une colonisation méthodique, motivée par des intérêts économiques puissants et facilitée par une demande sociale croissante de "solutions" aux maux de l'âme.
Cette série d'articles explorera les preuves scientifiques – ou plutôt leur troublante faiblesse – concernant l'efficacité réelle des psychothérapies. Mais avant d'examiner si ces pratiques fonctionnent vraiment, il convient de comprendre comment elles ont réussi à monopoliser une discipline entière, étouffant au passage la diversité intellectuelle qui faisait la richesse de la psychologie.
L'âge d'or perdu : la psychologie avant la thérapeutisation
Pour mesurer l'ampleur de la transformation, il faut se souvenir de ce qu'était la psychologie à ses débuts. Lorsque Wilhelm Wundt créa le premier laboratoire de psychologie expérimentale à Leipzig en 1879, son ambition n'était pas de soigner des névroses mais de comprendre les mécanismes fondamentaux de la perception et de la conscience. Les pionniers de la discipline – Hermann Ebbinghaus étudiant la mémoire, Gustav Fechner explorant les relations entre stimuli physiques et sensations, Ivan Pavlov découvrant les lois du conditionnement – étaient animés par une curiosité scientifique pure.
Cette diversité d'approches a produit certaines des découvertes les plus importantes sur l'esprit humain. La psychologie de la Gestalt nous a révélé comment notre cerveau organise les perceptions. Le behaviorisme a établi les lois fondamentales de l'apprentissage. La révolution cognitive des années 1950-60 a ouvert la boîte noire de l'esprit, révélant les mécanismes du traitement de l'information. Aucune de ces avancées n'avait pour objectif premier de "guérir" qui que ce soit.
Les départements de psychologie reflétaient cette richesse. On y trouvait des spécialistes de psychologie comparée étudiant l'intelligence animale pour mieux comprendre l'évolution cognitive. Des psychophysiciens exploraient les seuils de perception avec une précision d'horloger. Des psychologues sociaux décryptaient les mécanismes de l'influence et de la conformité. Des développementalistes cartographiaient les étapes de la maturation cognitive. Chaque branche apportait sa pierre à l'édifice d'une compréhension globale de l'esprit.
Cette époque dorée n'était pas exempte de débats sur les applications pratiques. Mais l'application restait subordonnée à la compréhension. On appliquait ce qu'on avait d'abord compris, non l'inverse. La recherche fondamentale était valorisée pour elle-même, comme dans toute science digne de ce nom.
La grande bascule : chronique d'une colonisation
Le tournant s'amorce dans les années 1960-70, période paradoxale où la psychologie atteint simultanément son apogée scientifique et entame sa mutation thérapeutique. Plusieurs facteurs convergent pour produire cette transformation.
D'abord, l'explosion de la demande sociale. Les sociétés occidentales, enrichies et individualisées, génèrent une nouvelle forme de mal-être existentiel. La famille élargie disparaît, les communautés traditionnelles s'effritent, et l'individu moderne se retrouve seul face à ses angoisses. Le "psy" devient progressivement le confesseur laïc de cette modernité désenchantée. Les cabinets se multiplient, créant un appel d'air économique irrésistible.
Ensuite, la professionnalisation. Les psychologues, longtemps cantonnés aux laboratoires universitaires, découvrent qu'ils peuvent gagner confortablement leur vie en pratique privée. Les ordres professionnels se créent, établissant des monopoles lucratifs. Un doctorat en psychologie expérimentale rapporte un salaire d'enseignant-chercheur ; le même diplôme orienté clinique ouvre les portes d'une pratique privée bien plus rémunératrice.
Les universités, confrontées à des restrictions budgétaires croissantes, comprennent vite l'équation. Les étudiants affluent vers les programmes cliniques, prêts à payer des frais de scolarité élevés pour accéder à cette profession prometteuse. Les départements adaptent leur offre à cette demande. Les postes de professeurs en psychologie expérimentale ne sont pas renouvelés ; on embauche des cliniciens-superviseurs. Les laboratoires coûteux sont fermés ; on ouvre des cliniques universitaires qui génèrent des revenus.
Cette transformation ne se fait pas sans résistance. Des voix s'élèvent pour dénoncer la dérive. George Albee, ancien président de l'American Psychological Association, parlera d'une "trahison du modèle Boulder" – ce modèle qui prônait la formation de "scientifiques-praticiens" mais qui produit de plus en plus de praticiens sans formation scientifique solide. Paul Meehl, brillant théoricien et clinicien, fustigera la "soft psychology" qui prolifère, ces théories molles sans fondement empirique solide.
Mais ces critiques restent minoritaires face au rouleau compresseur économique. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : si les estimations suggèrent qu'en 1950, le ratio chercheurs/cliniciens dans les départements américains favorisait nettement la recherche, en 2020, la tendance s'est spectaculairement inversée avec une domination écrasante des cliniciens. Les publications suivent la même courbe : les revues de psychologie fondamentale périclitent pendant que prolifèrent les journaux de "psychothérapie intégrative" et autres "approches holistiques du bien-être psychologique".
L'empire du thérapeutique : cartographie d'une hégémonie
Aujourd'hui, la colonisation est achevée. La psychologie clinique ne constitue plus une branche parmi d'autres : elle est devenue le tronc autour duquel s'organisent des branches atrophiées. Cette hégémonie se manifeste à tous les niveaux de la discipline.
Dans les départements universitaires, les postes de direction sont massivement occupés par des cliniciens. Ces derniers orientent naturellement les recrutements, les budgets et les programmes vers leur domaine. Un cercle vicieux s'installe : moins de chercheurs fondamentaux signifie moins de voix pour défendre la recherche fondamentale, donc encore moins de recrutements dans ces domaines.
Les programmes cliniques affichent des taux d'acceptation dérisoires – environ 15% – témoignant de leur attractivité, tandis que les programmes de recherche peinent à recruter malgré des critères d'admission moins sélectifs.
Les autres branches de la psychologie survivent, mais au prix d'une subordination humiliante à l'impératif thérapeutique. La psychologie cognitive, autrefois fière de son autonomie théorique, se voit réduite à l'étude des "distorsions cognitives" impliquées dans la dépression ou l'anxiété. Exit les questions fondamentales sur l'architecture de l'esprit ; place aux "modules de remédiation cognitive" commercialisables.
La psychologie sociale subit le même sort. Les recherches sur l'influence, la conformité ou les dynamiques de groupe – qui avaient produit des expériences légendaires comme celles de Milgram ou Asch – sont délaissées au profit des "compétences psychosociales" et autres "habiletés interpersonnelles" directement monnayables en thérapie de groupe.
La psychologie du développement ? Reconvertie en machine à diagnostiquer des "troubles" chez l'enfant. Là où Piaget voyait des stades universels de construction de l'intelligence, on ne voit plus que des "retards de développement" nécessitant intervention. La neuropsychologie ? Mise au service exclusif du diagnostic clinique, oubliant sa mission de comprendre les bases cérébrales de la cognition normale.
Quant aux domaines jugés non rentables, ils disparaissent purement et simplement. La psychologie comparée, qui nous apprenait tant sur l'évolution de l'intelligence en étudiant nos cousins animaux, n'existe pratiquement plus. Les derniers laboratoires ferment, faute de financements et d'étudiants. La psychophysique, science rigoureuse des relations entre monde physique et perception, est reléguée aux oubliettes de l'histoire. La psychologie théorique, qui tentait de construire des modèles formels de l'esprit, est morte sans fleurs ni couronnes.
Le nerf de la guerre : l'économie de la psychothérapisation
Suivons l'argent, comme disent les enquêteurs. Car derrière cette transformation se cache une réalité économique implacable : le marché mondial de la santé mentale représente aujourd'hui plus de 415 milliards de dollars annuels. Un pactole qui attise bien des convoitises et aligne bien des intérêts.
L'industrie de la souffrance psychique fonctionne selon une logique d'expansion infinie. Il suffit d'observer l'évolution du DSM, le manuel diagnostique américain : 182 troubles mentaux en 1968 (DSM-II), plus de 300 aujourd'hui (DSM-5). Chaque édition invente de nouvelles pathologies, transformant les variations normales de l'expérience humaine en troubles nécessitant traitement. La timidité devient "anxiété sociale", la tristesse devient "trouble dépressif", l'enfant turbulent souffre de "TDAH".
Cette pathologisation croissante crée mécaniquement de la demande. Les assurances santé, sous pression pour couvrir ces "troubles", développent des réseaux de thérapeutes agréés. Les entreprises, soucieuses du "bien-être" de leurs employés (et de leur productivité), financent des programmes d'aide psychologique. Les écoles embauchent des psychologues scolaires. Un écosystème économique complet se met en place.
Les universités surfent sur cette vague. Les programmes de formation clinique deviennent des vaches à lait : frais de scolarité élevés, coûts réduits (pas de laboratoires coûteux), stages non rémunérés qui fournissent de la main-d'œuvre gratuite aux cliniques universitaires. Le contraste avec les programmes de recherche est saisissant : ces derniers coûtent cher (équipements, assistants de recherche) et rapportent peu.
Les organismes de financement suivent le mouvement. Les subventions vont massivement vers la recherche "translationnelle" – euphémisme pour dire "applicable en thérapie". Un projet sur les mécanismes fondamentaux de la mémoire ? Bon courage pour trouver des fonds. Le même projet rebaptisé "amélioration de la mémoire chez les patients dépressifs" ? Les dollars pleuvent.
Les conséquences : un appauvrissement généralisé
Cette dérive n'est pas qu'une querelle de chapelles universitaires. Elle a des conséquences profondes sur notre compréhension de l'esprit humain et notre capacité à faire progresser cette connaissance.
La perte la plus évidente est celle de la curiosité scientifique désintéressée. Les grandes questions qui animaient les pionniers – qu'est-ce que la conscience ? comment émerge le langage ? quelle est la nature de l'intelligence ? – sont délaissées car jugées sans application thérapeutique immédiate. Or l'histoire des sciences montre que les découvertes les plus révolutionnaires viennent souvent de recherches sans visée pratique. Faraday explorait l'électromagnétisme par pure curiosité ; un siècle plus tard, ses découvertes alimentaient l'ère électrique.
L'impact sur la formation est tout aussi préoccupant. Les étudiants arrivent en psychologie avec l'image du thérapeute en tête, façonnée par la culture populaire. Les cursus, adaptés à cette demande, produisent des praticiens qui maîtrisent des "techniques d'intervention" mais ignorent les fondements scientifiques de leur discipline. Combien de psychologues cliniciens contemporains pourraient expliquer les lois de Weber-Fechner, décrire une courbe d'apprentissage ou interpréter un temps de réaction ?
Cette ignorance n'est pas anodine. Elle produit une génération de praticiens vulnérables aux modes et aux gourous, incapables d'évaluer critiquement les "nouvelles approches" qui fleurissent chaque année. Sans formation scientifique solide, comment distinguer une innovation légitime d'une énième resucée New Age enrobée de pseudo-science ?
L'appauvrissement théorique en découle naturellement. La psychologie produit de moins en moins de théories générales, de modèles intégratifs, de cadres conceptuels novateurs. On se contente de micro-théories ad hoc pour justifier telle ou telle intervention. La discipline se fragmente en chapelles thérapeutiques qui dialoguent peu, chacune défendant son pré carré commercial.
La rigueur méthodologique en pâtit également. Les standards de preuve s'abaissent quand l'objectif n'est plus de comprendre mais de justifier une pratique lucrative. Les biais se multiplient, les résultats négatifs disparaissent, et on se retrouve avec une littérature "scientifique" qui n'a de science que le nom. Les méta-analyses récentes révèlent d'ailleurs l'ampleur du problème : les psychothérapies montrent des effets modestes (tailles d'effet moyennes de 0.31 à 0.36), souvent surestimés par les biais méthodologiques, et seules 7% des méta-analyses fournissent des preuves convaincantes sans biais majeurs.
Résistances et perspectives : peut-on décoloniser la psychologie ?
Tout n'est pas perdu. Ici et là subsistent des poches de résistance. Quelques laboratoires maintiennent la flamme de la recherche fondamentale, souvent grâce à des financements venus d'autres disciplines (neurosciences, intelligence artificielle, sciences cognitives). Des chercheurs courageux continuent à poser les grandes questions, même s'ils peinent à publier dans des revues obsédées par "l'impact clinique".
Des voix critiques s'élèvent, de plus en plus nombreuses. La crise de reproductibilité qui secoue la psychologie force à un examen de conscience. Les données sur l'efficacité limitée des psychothérapies – ces effets modestes et souvent gonflés par les biais – commencent à ébranler l'édifice.
Peut-on imaginer une décolonisation ? Cela nécessiterait une révolution copernicienne : remettre la compréhension au centre, reléguer l'application à la périphérie. Revaloriser la recherche fondamentale. Créer des espaces protégés où la curiosité pourrait s'épanouir sans pression utilitariste. Former des étudiants d'abord comme des scientifiques, ensuite seulement comme des praticiens.
Utopie ? Peut-être. Mais l'alternative est sombre : une psychologie réduite à une collection de techniques thérapeutiques dont l'efficacité reste largement à démontrer, ayant renoncé à sa mission première de comprendre l'esprit humain. Une discipline qui ne mérite plus le nom de science.
Pour une psychologie libérée
Cette série d'articles qui s'ouvre examinera rigoureusement les preuves de l'efficacité des psychothérapies. Nous verrons que derrière le consensus apparent se cache une réalité troublante : la plupart des approches thérapeutiques peinent à démontrer une efficacité cliniquement significative au-delà des effets non spécifiques. Les biais méthodologiques sont légion, les effets surestimés, et les mécanismes supposés largement hypothétiques.
Mais au-delà de cette critique nécessaire, l'enjeu est de repenser la place des psychothérapies dans le champ plus large de la psychologie. Non pas les éliminer – elles répondent à un besoin social réel et certaines approches montrent des effets, même modestes – mais les remettre à leur juste place : une application parmi d'autres d'une science qui les dépasse.
La psychologie mérite mieux que d'être réduite à une antichambre de la thérapie. Elle mérite de renouer avec ses ambitions originelles : comprendre l'esprit dans toute sa complexité, sans se limiter à ses dysfonctionnements supposés. Elle mérite des chercheurs animés par la curiosité plutôt que par le profit, des étudiants formés à la rigueur scientifique plutôt qu'aux techniques de facturation.
Cette renaissance est possible. Elle commence par un constat lucide de la colonisation actuelle. Elle se poursuit par une évaluation critique mais équilibrée des prétentions thérapeutiques. Elle s'achèvera, espérons-le, par l'émergence d'une psychologie libérée, diverse, rigoureuse et ambitieuse.
Les articles qui suivront contribueront, modestement, à cette entreprise de décolonisation. En analysant méthodiquement les données sur l'efficacité des psychothérapies, ils interrogeront les fondements de l'empire thérapeutique. En révélant les biais et limites méthodologiques, ils éveilleront peut-être quelques consciences.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : réveiller une discipline endormie par les sirènes du profit facile. Lui rappeler sa grandeur passée et son potentiel futur. Lui redonner le goût des vraies questions, celles qui font avancer la connaissance humaine.
La route sera longue. Les intérêts en place sont puissants. Mais l'enjeu en vaut la peine : retrouver une psychologie digne de ce nom, science de l'esprit plutôt que commerce de l'âme.
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