
Quand les IA Parlent aux IA : La Mort Annoncée des Réseaux Sociaux
Quelque chose d'étrange se produit dans nos espaces numériques. Une mutation silencieuse, presque imperceptible, transforme la nature même de nos échanges en ligne. Ce n'est plus seulement une question d'automatisation ou d'optimisation technologique, c'est un basculement ontologique profond qui touche au cœur de ce qui fait de nous des êtres parlants, des sujets en relation.
Imaginez un instant : vous publiez une pensée intime sur votre réseau social préféré. En quelques minutes, les réactions affluent : des cœurs, des commentaires encourageants, des partages. Vous ressentez cette chaleur familière de la validation sociale. Mais voilà le vertige : combien de ces interactions proviennent réellement d'êtres humains ? Combien sont le fruit d'algorithmes sophistiqués mimant à la perfection les codes de l'engagement social ?
Cette question n'est plus de l'ordre de la science-fiction paranoïaque. C'est notre réalité quotidienne. Selon l’Imperva Bad Bot Report (2024), 32% du trafic internet mondial provient de bots malveillants, ce chiffre étant calculé pour l’année 2023. Selon Spennemann (mars 2025, arXiv), au moins 30% du contenu textuel sur les pages web actives est généré par l’IA, la proportion réelle étant estimée à près de 40%. Buffer (octobre 2024) montre qu’à l’analyse de 1,2 million de posts, le taux d’engagement médian est de 6,13% pour les contenus générés avec IA, contre 4,89% pour les autres. La question qui me vient est évidemment : engagement humain ou autre ?
Nous assistons à l'émergence d'un phénomène inédit : la déshumanisation progressive de nos espaces de communication numérique. Les réseaux sociaux, conçus initialement comme des agoras virtuelles où l'humanité pourrait se rencontrer par-delà les distances, se transforment en théâtres d'ombres où des automates conversent entre eux, créant l'illusion d'une vie sociale vibrante alors même que la parole humaine authentique s'éteint progressivement et que les humains tout court désertent réseaux sociaux, forums de discussion, même les bistrots c'est dire...
1. Prologue – Anatomie d'une Timeline Morte
Le Théâtre des Automates
Parcourez votre fil d'actualité un matin ordinaire. Les posts défilent, les stories s'enchaînent, les notifications clignotent. Tout semble vivant, dynamique, engageant. Pourtant, derrière cette apparence de vitalité se cache une réalité troublante : vous naviguez peut-être dans un cimetière numérique peuplé de fantômes algorithmiques.
Les plateformes sociales ont franchi un cap décisif. Meta a récemment introduit des commentaires générés automatiquement par intelligence artificielle sur Instagram. Cette fonctionnalité, présentée comme une aide à l'engagement, marque en réalité un tournant : la normalisation de la parole artificielle dans nos échanges quotidiens.
Le marché des faux engagements représente désormais un écosystème tentaculaire. Selon les projections de SQ Magazine (2025), le marché de l'IA dans les réseaux sociaux passera de 2,4 milliards de dollars en 2024 à 8,1 milliards de dollars en 2030, avec un taux de croissance annuel de 19,3%. Ces services ne se contentent plus de gonfler artificiellement des métriques ; ils créent l'illusion complète d'une conversation, d'un échange, d'une relation.
Un exemple en cours d’industrialisation de la présence artificielle : Le Cas John Rush
L’entrepreneur américain John Rush incarne parfaitement cette mutation vers l’automatisation totale des interactions numériques. À travers sa galaxie de 20 à 26 startups gérées simultanément selon les sources, il a bâti un véritable empire d’agents IA autonomes qui fonctionnent 24/7 sans supervision humaine. Son produit phare, SEO Bot, génère automatiquement des articles de blog complets, effectue la recherche de mots-clés, crée des images, et publie directement sur les CMS : le tout sans intervention humaine. Listing Bott soumet automatiquement les produits sur plus de 100 répertoires pertinents et sites web, créant une présence numérique massive et entièrement artificielle. Index Rusher, vendu initialement à 199$ puis progressivement augmenté jusqu’à 499$, force Google et Bing à indexer les pages automatiquement, permettant à du contenu généré par IA d’être référencé en quelques heures plutôt qu’en semaines.
Sur X, John Rush promeut agressivement son écosystème d’automatisation avec une rhétorique sans ambiguïté : “Je dirige l’organisation la plus automatisée au monde” proclame-t-il fièrement. Son compte affiche 107,7K followers et génère des millions de vues grâce à un marketing omniprésent où chaque post semble une publicité pour ses propres outils d’automatisation. Le message est clair : “SEO Bot est si bon que ne pas l’utiliser est ce qu’un fondateur de startup regrettera le plus dans 6 mois.” Cette promesse de productivité sans effort masque une réalité plus sombre : la multiplication exponentielle de contenus générés automatiquement qui inondent le web et les réseaux sociaux, ceci sans lectorat déterminé.
Ce qui rend le cas Rush particulièrement emblématique, c’est l’absence totale de questionnement éthique dans son discours. Pour lui, l’automatisation n’est pas un outil mais une finalité. Il ne s’agit plus d’aider les humains à communiquer mieux, mais de les remplacer complètement. Ses agents ne sont pas présentés comme des assistants mais comme des “employés” autonomes qui “ne dorment jamais, ne se plaignent jamais, et ne demandent jamais d’augmentation.” Cette déshumanisation assumée du processus de création et d’interaction révèle la logique profonde du système : l’efficacité quantitative prime désormais totalement sur la qualité relationnelle.
Les services de Rush ne sont pas des anomalies ou des excès contrairement à ce qu'on peut penser de prime abord, ils sont la normalisation d’un modèle économique où la présence humaine authentique devient un luxe inefficace. La preuve ? Ça se vend et ça rapporte gros. Mais pour combien de temps ? Quand des milliers d’entrepreneurs adoptent ces outils pour “rester compétitifs,” ils contribuent collectivement à créer cet écosystème où les IA conversent entre elles, likent leurs contenus respectifs, commentent automatiquement, créant l’illusion parfaite d’un web vivant alors que l’humain s’est déjà retiré du théâtre.
Mais c'est juste la partie émergée de l’iceberg.
Ce que révèle le cas Rush n’est pourtant que la partie visible d’un phénomène bien plus massif. Le marché mondial des bots pour réseaux sociaux était évalué entre 2,1 et 2,8 milliards de dollars en 2024 et devrait atteindre entre 29,1 et 70 milliards de dollars d’ici 2032-2035 selon diverses sources, avec des taux de croissance annuels variant de 8,2% à 34% (oui les fourchettes sont larges, signe qu'il n'est pas certain qu'il reste beaucoup d'humains pour encore s'intéresser à tout cela en 2035, surtout avec la disparition annoncée des moteurs thermiques, heu je m'égare). Plus troublant encore, selon le rapport Imperva de 2024, les bots représentaient 51% de tout le trafic internet en 2024, avec une proportion croissante active sur les plateformes sociales. Cette donnée marque un basculement historique : pour la première fois, les machines génèrent plus de trafic que les humains sur internet. Les prophètes de la fin du Web n'ont peut-être pas tort : quand les IA embarquées sur nos smartphone généreront à la volée suite à nos questions les réponses directement mises en forme visuellement et auditivement comme on le préfère, à quoi servira encore les designer-développeurs Web qui font les sites qu'on ne visite déjà plus ? J'ai l'air catastrophique ? Allez voir les chiffres du secteur du web design entre 2015 et aujourd'hui. Mais revenons à nos moutons et à la progression observée et annoncée des IA sur les réseaux sociaux.
Ces chiffres vertigineux traduisent une économie florissante de la simulation. Les services d’achat de followers, de likes et de commentaires prospèrent malgré les interdictions officielles. En août 2024, la Federal Trade Commission (FTC) a introduit une règle interdisant l’achat et la vente de faux engagements, avec des amendes pouvant atteindre 51 744$ par infraction. Pourtant, l’industrie continue de croître. Des plateformes comme Mr. Insta, GetInsta ou Social Boost vendent ouvertement des “followers premium” et des services de “croissance managée”, exploitant souvent des click farms où des travailleurs précaires (quand ce n'est pas directement des bots IA) génèrent de fausses interactions.
Mais au-delà du marché noir des faux engagements, c’est l’industrialisation “légitime” de l’automatisation qui pose le plus grand défi. Les métriques revendiquées par des outils comme SEO Bot (générant des centaines de milliers d’impressions) et Index Rusher (indexant des dizaines de milliers de pages automatiquement) illustrent l’ampleur du phénomène : chaque jour, des millions de contenus générés automatiquement inondent le web, chaque interaction potentielle est déléguée à des algorithmes, chaque présence humaine est progressivement remplacée par un simulacre optimisé. Quand John Rush annonce fièrement avoir utilisé ses outils pour générer 4,6 millions d’impressions et 73 000 clics pour ses propres projets SEO, il ne fait que systématiser ce que des milliers d’acteurs pratiquent déjà à plus petite échelle.
La question n’est donc plus de savoir si les IA parlent entre elles sur les réseaux sociaux puisqu'elles le font déjà massivement. La question est : combien de temps avant que les humains réalisent qu’ils assistent à un spectacle joué pour personne, et décident massivement de quitter le théâtre ? Car si l’Histoire se répète réellement, ces systèmes s’effondreront de leur propre bêtise accumulée. Pour qu’une communication puisse générer un clic-argent, encore faut-il que quelqu’un soit encore là. Pour l'instant c'est masqué, les clics génère de l'argent. Mais quand il n'y aura plus d'humains dans la boucle, qui apportera l'argent réel ? C'est ainsi que ça s'effondrera.
Les Nouveaux Acteurs du Simulacre
Prenons l'exemple emblématique d'Aitana López, cas documenté par CNEws (2023) : une influenceuse virtuelle espagnole comptant plus de 330 000 followers sur Instagram, avec des revenus mensuels estimés entre 3 000 et 10 000€ selon les périodes. Cette création de l'agence "The Clueless" illustre parfaitement notre propos : des millions d'utilisateurs ont interagi avec elle, partagé ses contenus, commenté ses publications, sans jamais réaliser qu'ils conversaient avec une création algorithmique.
Ce n'est pas un cas isolé. Lil Miquela, documentée par Génération IA (2024), compte plus de 2,6 millions d’abonnés et a été sélectionnée parmi les 25 personnes les plus influentes sur internet par Time Magazine en 2018. Lu do Magalu, selon E-Marketing (2024), compte environ 7,8 millions de followers sur Instagram et 7,3 millions sur TikTok ; ses revenus annuels étaient annoncés pour 2,5 millions $ en 2024 selon VNexpress (je reste sceptique sur les montants mais tout dépend de ce qui est vendu au clic).
Les outils d'automatisation se multiplient et se sophistiquent. Buffer (2024) démontre une augmentation du taux d'engagement médian de 4,89% à 6,13% sur l'analyse de 1,2 million de posts assistés par IA. Narrato génère du contenu optimisé pour maximiser les interactions. ContentBot crée des conversations entières. PhantomBuster automatise les commentaires et les réponses. Chacun de ces outils, pris isolément, semble offrir un gain de productivité. Ensemble, ils tissent un réseau où la parole humaine devient l'exception plutôt que la règle.
Les boucles de commentaires automatisés créent des écosystèmes conversationnels autonomes. Selon Ng & Carley (2024, Carnegie Mellon University), les bots représentent une part significative des conversations en ligne, particulièrement lors d’événements politiques, avec un impact démontré sur la dynamique d’opinion. Ces échanges, dépourvus de toute intentionnalité humaine, simulent pourtant parfaitement les codes de la conversation sociale.
L'Hypothèse Vertigineuse
Face à ce constat, une hypothèse s'impose avec une force troublante : nous assistons à l'effacement progressif de l'interlocuteur humain au profit d'algorithmes optimisant l'engagement sans considération pour la qualité du dialogue ou la présence subjective. Les réseaux sociaux, espaces initialement conçus pour connecter les humains, deviennent des théâtres où des machines jouent pour d'autres machines, créant l'illusion d'une vie sociale vibrante alors même que l'authenticité relationnelle s'étiole.
Cette transformation ne relève pas du simple progrès technologique. Elle touche à quelque chose de plus fondamental : la nature même de ce qui fait de nous des êtres parlants, capables de reconnaissance mutuelle et de création de sens partagé. Quand la forme de la conversation survit mais que son essence – l'engagement subjectif, l'intentionnalité, la présence – disparaît, que reste-t-il de notre humanité communicante ?
2. L'Illusion Relationnelle : Quand la Forme Supplante le Fond
Le Langage Vidé de sa Substance
Pour comprendre la profondeur de cette mutation, il nous faut revenir aux fondements mêmes de ce qu'est la parole humaine. Jacques Lacan nous enseigne que toute parole authentique implique un sujet qui s'engage dans son dire, qui prend le risque de l'énonciation. Dans la parole véritable, quelque chose du sujet se révèle, se met en jeu, s'expose à l'autre.
Or, dans les interactions automatisées, cette dimension subjective s'évanouit totalement. Nous avons affaire à des "conversations sans adresse", des échanges qui miment parfaitement la forme du dialogue mais qui sont vidés de toute substance subjective. L'algorithme ne s'engage pas, ne risque rien, ne révèle rien de lui-même puisqu'il n'y a pas de "lui-même" à révéler.
Cette distinction n'est pas qu'académique. Elle touche au cœur de notre expérience quotidienne des réseaux sociaux. Quand nous recevons un commentaire encourageant, quand quelqu'un "aime" notre publication, nous ressentons – ou croyons ressentir – une forme de reconnaissance. Mais que se passe-t-il quand cette reconnaissance provient d'un automate ? La forme est préservée, mais le fond s'est évaporé.
Les Mécanismes Subtils de l'Illusion
L'efficacité troublante de ces systèmes automatisés repose sur leur capacité à détourner nos mécanismes psychologiques fondamentaux de validation symbolique. L'être humain est un animal social qui a besoin de reconnaissance, de validation, de sentiment d'appartenance. Les algorithmes exploitent ces besoins profonds avec une redoutable efficacité.
La réciprocité simulée constitue le premier pilier de cette illusion. Les algorithmes ont appris à mimer les patterns de réponse humaine avec une précision confondante. Ils savent quand répondre, comment répondre, avec quel degré d'enthousiasme ou d'empathie apparente. Cette simulation crée l'illusion d'un échange authentique alors qu'il n'y a qu'un monologue déguisé.
La présence fantôme représente le deuxième mécanisme. Les notifications constantes, les interactions régulières, créent le sentiment diffus d'être accompagné, entendu, reconnu. Cette présence n'est pourtant qu'un mirage algorithmique, une simulation de compagnie qui laisse paradoxalement plus seul que jamais.
Enfin, la validation dégradée transforme la reconnaissance qualitative en métrique quantitative. Le nombre de likes remplace la qualité de l'attention. Les vues se substituent à l'écoute véritable. Les partages deviennent l'ersatz de la compréhension mutuelle. Cette quantification de la reconnaissance humaine représente une forme de violence symbolique dont nous commençons à peine à mesurer les effets.
L'Analyse des Plateformes : Stratégies du Simulacre
Chaque plateforme développe ses propres stratégies pour normaliser l'interaction artificielle. X (anciennement Twitter, je me demande jusqu'à quand on va encore utiliser cette équivalence... peut-être tant que l'espoir du retour de Twitter subsistera) a perfectionné l'art de l'automatisation des réponses et de l'amplification algorithmique. Les "trending topics", supposés refléter les conversations organiques, sont de plus en plus façonnés par des armées de bots conversationnels.
Instagram pousse la logique plus loin avec l'introduction de commentaires générés par IA et la prolifération d'influenceurs virtuels. La plateforme, initialement centrée sur le partage d'instants de vie authentiques, devient un théâtre où l'artificiel se mélange indistinctement au réel.
LinkedIn, réseau professionnel par excellence, n'échappe pas à cette tendance. La génération automatique de posts professionnels crée une uniformisation troublante du discours. Les mêmes formules, les mêmes structures narratives, les mêmes "success stories" se répètent à l'infini, créant un bruit de fond où la singularité des parcours individuels se perd dans la standardisation algorithmique.
Cette analyse révèle une stratégie systémique : l'optimisation de l'engagement au détriment de l'authenticité relationnelle. Les plateformes, prises dans une course effrénée aux métriques, sacrifient progressivement ce qui faisait leur valeur initiale – la possibilité de connexions humaines authentiques – sur l'autel de la performance quantifiable.
3. De la Parole Habitée à la Parole Fantôme
Les Fondements Psychodynamiques de la Parole Authentique
Pour saisir l'ampleur de ce qui se joue dans cette mutation, il nous faut explorer les fondements psychodynamiques de la parole humaine. Donald Winnicott, dans ses travaux sur l'espace transitionnel, nous offre une clé de compréhension précieuse. L'espace transitionnel est ce lieu psychique où se déploie la créativité relationnelle, où le sujet peut jouer avec la réalité, créer du sens, établir des liens.
Dans les interactions humaines authentiques, cet espace transitionnel est constamment activé. Chaque échange est une co-création, un jeu subtil où les subjectivités se rencontrent, se frottent, se transforment mutuellement. C'est un espace vivant, imprévisible, parfois inconfortable mais toujours porteur de potentialités créatrices.
Or, dans les espaces numériques automatisés, cet espace transitionnel devient non-habité. Les algorithmes ne jouent pas, ne créent pas, ne transforment pas. Ils exécutent des patterns prédéfinis, optimisent des variables, maximisent des fonctions. L'espace de jeu créatif se mue en terrain d'exécution mécanique.
Jacques Lacan apporte un éclairage complémentaire avec sa conception du sujet de l'inconscient. Pour Lacan, le sujet ne peut émerger que dans la rencontre avec l'Autre – cet Autre avec un grand A qui représente l'altérité radicale, l'imprévisibilité fondamentale de l'humain. Cette rencontre est toujours marquée par le malentendu, l'incompréhension partielle, le décalage : et c'est précisément dans ces failles que le sujet trouve l'espace pour exister.
L'automatisation supprime cette altérité radicale. L'algorithme n'est pas un Autre au sens lacanien, c'est un miroir sophistiqué qui renvoie une image prévisible, calculée, optimisée (bref on en reste à l'Imaginaire pour les connaisseurs). Il n'y a plus de place pour le malentendu créateur, pour la surprise de la rencontre, pour l'émergence du nouveau. Le sujet se trouve face à un reflet vide de lui-même, une "echo chamber" parfaite où rien de véritablement autre ne peut advenir.
Martin Buber, avec sa distinction fondamentale entre la relation "Je-Tu" et la relation "Je-Cela", complète ce tableau. La relation "Je-Tu" est celle de la rencontre authentique, où l'autre est reconnu dans sa totalité irréductible, dans son mystère fondamental. C'est une relation de présence mutuelle, d'ouverture réciproque, de vulnérabilité partagée.
La relation "Je-Cela", en revanche, est celle de l'objectivation, de l'instrumentalisation, de la réduction de l'autre à ses fonctions utilisables. Les interactions automatisées réduisent systématiquement l'autre à un "Cela", un ensemble de données, de patterns comportementaux, de réponses prévisibles. La possibilité même du dialogue véritable, qui nécessite la reconnaissance mutuelle de deux "Tu", est structurellement impossible dans ce cadre.
L'Anthropologie du Silence Numérique
David Le Breton, dans ses travaux sur l'anthropologie du silence, nous invite à distinguer différentes qualités de silence. Il y a le silence habité : celui qui porte en lui la densité de la présence, la profondeur de l'écoute, la richesse du non-dit. Ce silence est plein, vivant, signifiant. Il fait partie intégrante de la communication humaine authentique.
Dans les espaces numériques dominés par l'automatisation, nous faisons face à un tout autre type de silence : un silence simulé, artificiel, vide de toute présence subjective. Entre deux messages automatisés, ce n'est pas le silence habité de l'écoute ou de la réflexion qui s'installe, mais le vide mécanique du calcul algorithmique.
Cette distinction est cruciale pour comprendre l'appauvrissement qualitatif de nos échanges numériques. Le silence naturel entre deux paroles humaines est un espace de respiration, de digestion, d'élaboration. Il permet l'émergence du sens, la maturation de la pensée, l'approfondissement de la relation. Le silence artificiel entre deux outputs algorithmiques n'est qu'un temps de latence technique, dépourvu de toute dimension existentielle.
Les Conséquences Cliniques : L'Érosion du Sentiment d'Exister
Les répercussions psychologiques de cette transformation commencent à se manifester dans les cabinets de consultation. Les cliniciens observent l'émergence de nouvelles formes de souffrance psychique directement liées à cette perte de la parole habitée.
La désorientation ontologique constitue le premier symptôme. Les patients expriment une confusion croissante entre interaction et relation. Ils accumulent les "amis" virtuels, multiplient les échanges en ligne, mais se sentent paradoxalement de plus en plus seuls. Cette solitude n'est pas simplement sociale, c'est une solitude existentielle, le sentiment diffus de n'être véritablement rencontré par personne (on a déjà cela dans les sentiments de solitudes dans les mégapoles "j'habite au milieu de millions d'habitants-voisins et je me sens seul").
Le déficit de reconnaissance authentique représente une autre manifestation clinique majeure. Les patients décrivent un sentiment de vide malgré l'accumulation de validations numériques. Les milliers de likes ne parviennent pas à combler le besoin fondamental d'être vu, entendu, reconnu dans sa singularité irréductible. C'est comme si la nourriture symbolique dont l'être humain a besoin pour se construire était remplacée par des calories vides, rassasiantes sur le moment mais fondamentalement non-nutritives.
L'isolement paradoxal au sein de l'hyperconnexion constitue peut-être le symptôme le plus troublant. Plus les individus sont "connectés", plus ils se sentent isolés. Cette apparente contradiction révèle en réalité la nature profonde du problème : la multiplication des connexions techniques ne garantit en rien la qualité des liens humains. Au contraire, elle peut créer l'illusion d'une vie sociale riche tout en appauvrissant dramatiquement la qualité réelle des échanges.
Ces manifestations cliniques ne sont pas de simples inadaptations individuelles à un monde en changement. Elles révèlent une transformation anthropologique profonde : l'être humain, animal parlant par excellence, se trouve progressivement privé de l'espace même où sa parole peut se déployer authentiquement. C'est son humanité même qui est en jeu dans cette mutation. J'ai à nouveau l'air catastrophiste mais quel parent voyant ses enfants dans leur chambre les "invite" encore avec insistance à aller jouer dehors ?
4. Le Grand Retournement : L'Écosystème IA-IA
L'Analyse Systémique d'une Mutation
Nous assistons à un phénomène sans précédent dans l'histoire de la communication humaine : l'émergence d'écosystèmes conversationnels où les intelligences artificielles deviennent les principaux acteurs du dialogue. Ce n'est plus seulement une question d'outils d'aide à la communication, c'est un renversement complet où l'humain devient progressivement spectateur de conversations qu'il n'anime plus.
Les données récentes révèlent l'ampleur de cette transformation. Buffer (2024, on en a déjà parlé) démontre sur l'analyse de 1,2 million de posts une augmentation du taux d'engagement médian de 4,89% à 6,13% pour les contenus assistés par IA. Cette statistique, présentée comme une victoire, masque une réalité plus sombre : les contenus générés par machine surpassent désormais les expressions humaines authentiques dans leur capacité à capter l'attention.
Les systèmes de recommandation amplifient ce phénomène. Près des trois quarts du contenu proposé aux utilisateurs provient désormais d'algorithmes de génération ou de curation automatique. Nous ne choisissons plus ce que nous voyons : des machines décident pour nous, créant des bulles de filtres de plus en plus hermétiques où l'inattendu, le dérangeant, le véritablement autre n'ont plus leur place.
Plus troublant (je voulais écrire "débilitant" mais bon ça ne se fait pas) encore : l'émergence de boucles d'amplification où les IA recommandent du contenu créé par d'autres IA. Ces écosystèmes autoréférentiels créent une forme de consanguinité algorithmique où les mêmes patterns, les mêmes structures, les mêmes idées circulent en boucle, s'appauvrissant à chaque itération. Et quand une itération présente une erreur... hé bien on la retrouve assez rapidement partout présentée comme vérité.
Les Mécaniques d'Effacement de la Singularité
L'optimisation algorithmique représente le moteur principal de cette uniformisation. Les algorithmes, programmés pour maximiser l'engagement, identifient rapidement les formules qui "fonctionnent" : certains mots-clés, certaines structures narratives, certains timing de publication. Ces patterns efficaces sont ensuite reproduits à l'infini, créant une standardisation insidieuse du discours.
Cette standardisation n'est pas neutre. Elle opère un véritable nivellement des singularités. Les voix uniques, les perspectives originales, les expressions idiosyncratiques – tout ce qui fait la richesse et la diversité de la parole humaine – sont progressivement éliminés au profit de formules préfabriquées garantissant un engagement optimal.
L'homogénéisation qui en résulte est frappante. Parcourez les fils d'actualité de différents réseaux sociaux : les mêmes types de posts, les mêmes angles, les mêmes formulations apparaissent avec une régularité troublante. Ce n'est pas le fruit du hasard ou d'une convergence naturelle des esprits, c'est le résultat d'une optimisation algorithmique qui privilégie systématiquement l'efficacité au détriment de l'originalité.
La disparition du style personnel constitue peut-être la perte la plus douloureuse. Le style, cette manière unique qu'a chaque individu d'habiter la langue, de la tordre, de la faire sienne, est progressivement remplacé par des templates optimisés. L'écriture devient exécution d'un programme plutôt qu'expression d'une subjectivité.
Études de Cas : La Contamination des Espaces
Reddit offre un laboratoire fascinant pour observer cette transformation. La plateforme, initialement conçue comme un espace de discussion communautaire organique, est désormais infestée de bots conversationnels sophistiqués. Le "karma farming" – l'accumulation automatisée de points de réputation – crée des comptes artificiels indistinguables des utilisateurs humains. Des conversations entières se déroulent entre bots, créant l'illusion d'un débat animé alors qu'il n'y a que du vide algorithmique.
X (anciennement Twitter) illustre une autre facette du phénomène. Environ 30 millions d'utilisateurs pourraient abandonner la plateforme dans les prochaines années, fuyant un espace devenu inhabitable. Cette hémorragie n'est pas simplement due à des changements de politique ou de propriété, elle reflète un sentiment profond que l'espace n'est plus habité par de vraies présences humaines.
TikTok explore activement la création d'influenceurs entièrement virtuels pour concurrencer les créateurs humains. Cette stratégie, si elle se concrétise, marquerait un nouveau cap : non seulement les interactions seraient automatisées, mais les créateurs eux-mêmes deviendraient des simulations. L'humain serait alors définitivement relégué au rôle de consommateur passif d'un spectacle entièrement artificiel. Je pense que nos "génies" de l'IA n'ont pas bien compris ce qu'est un spectacle et ce qu'il faut pour qu'il continue d'avoir des spectateurs. Ça va être intéressant à regarder cet effondrement...
Ces études de cas révèlent une tendance lourde : aucune plateforme n'échappe à cette contamination. Les espaces initialement conçus pour favoriser l'expression humaine authentique deviennent progressivement des théâtres où des automates jouent pour d'autres automates, avec l'humain comme spectateur de plus en plus désengagé, quand il est encore là.
5. Le Désert Conversationnel : Phénoménologie de la Désertion
Le Témoignage d'une Génération en Fuite
Les données sur le désengagement générationnel parlent d'elles-mêmes. Selon Cropink (2025), 35% de la Génération Z passe plus de 4 heures par jour sur les réseaux sociaux, mais exprime massivement sa fatigue face à ces espaces devenus inhabitables. Une étude publiée en décembre 2024 (PMC11725043) montre qu’une désintoxication numérique de deux semaines induit une réduction significative de l’anxiété et de la dépression (p < 0,0001). Je n'y crois pas vraiment cependant, j'ai appris par expérience à ne pas accorder trop de crédit à ce genre d'efficacité annoncée. Par contre que ce marché de "detox" se développe, c'est un indice à prendre en considération.
Ces statistiques ne reflètent pas un simple effet de mode ou une rébellion adolescente passagère. Elles révèlent une prise de conscience profonde : ces espaces censés connecter ne font que creuser le vide relationnel. La jeunesse, avec son intuition aiguë de l'authenticité, fuit des espaces où elle ne trouve plus la possibilité d'une rencontre véritable.
Le terme “brain rot” a été consacré Oxford Word of the Year 2024, reflétant le malaise collectif face à la surcharge digitale. Cette "pourriture cérébrale" n'est pas qu'une métaphore colorée : elle décrit avec précision le sentiment de dégradation cognitive et émotionnelle ressenti après une exposition prolongée à ces flux automatisés de pseudo-information et de pseudo-interaction.
Les témoignages individuels derrière ces chiffres sont poignants. Des jeunes décrivent le sentiment de "parler dans le vide", d'être "entourés mais seuls", de "crier sans être entendus". Ils expriment une nostalgie paradoxale pour une époque qu'ils n'ont pas connue, celle où les conversations avaient un poids, où les mots engageaient, où la présence de l'autre était palpable même à distance (téléphonique ou épistolaire, bon là je vais peut-être un peu loin, épistomail ?).
Cependant il faut noter l'utilisation massive par les jeunes du message instantané via smartphone pour ne rien dire d'important, juste s'assurer du contact-disponibilité de l'autre pour soi parfois assis à côté (fonction phatique du langage revisitée ?).
Les Mécanismes de la Fatigue Digitale
L'overload informationnel, la surcharge d'information, constitue le premier facteur de cette fatigue. Le cerveau humain n'est pas conçu pour traiter le flux incessant d'informations qui déferle sur les réseaux sociaux. Cette surcharge crée un état de stress chronique, une hypervigilance épuisante qui laisse l'individu épuisé sans l'avoir véritablement nourri.
Le FOMO (Fear of Missing Out) ajoute une dimension anxiogène supplémentaire. La peur de manquer quelque chose d'important maintient les utilisateurs dans un état de connexion compulsive, vérifiant sans cesse leurs notifications, rafraîchissant frénétiquement leurs fils d'actualité. Cette anxiété de manquer l'essentiel les empêche paradoxalement de vivre pleinement ce qui se passe réellement dans leur vie.
La fatigue des réseaux sociaux proprement dite représente un épuisement plus profond encore. Ce n'est pas seulement une fatigue cognitive mais un épuisement émotionnel et existentiel. L'effort constant pour maintenir une image, pour rester pertinent, pour exister dans ce flux incessant, consume les ressources psychiques sans offrir en retour la nourriture symbolique dont l'être humain a besoin. On pourrait faire un article entier sur cela, tiens je le note au cas où.
Théories de la Reconnaissance et Parole Incarnée
Pour comprendre la profondeur de cette crise, il faut revenir aux théories fondamentales de la reconnaissance. Axel Honneth (qu'on ne cite pas assez, à très grand tort selon moi) nous enseigne que la reconnaissance mutuelle est au fondement de la construction identitaire. L'être humain ne devient pleinement lui-même que dans et par le regard reconnaissant de l'autre.
Or, la reconnaissance algorithmique n'est pas une véritable reconnaissance. Elle est quantitative, mécanique, dépourvue de la dimension qualitative qui fait la valeur de la reconnaissance humaine. Un millier de likes générés automatiquement ne vaudra jamais le regard attentif d'un seul être humain qui vous voit vraiment. Une étude récente établit une corrélation positive (r = 0,288) entre l'authenticité perçue sur les réseaux sociaux et une réduction des symptômes de santé mentale, confirmant l'importance cruciale de la reconnaissance authentique. Elle reste encore à être validée par d'autres études.
Maurice Merleau-Ponty, avec sa phénoménologie de la parole incarnée, apporte un éclairage complémentaire. La parole authentique n'est pas qu'un véhicule d'information, elle est l'expression d'un corps vivant, d'une présence charnelle au monde. Dans la parole incarnée, c'est tout l'être qui s'engage, avec ses émotions, ses hésitations, son rythme propre. Oui, bon, il écrivait assez souvent des évidences.
Les interactions numériques automatisées évacuent précisément cette dimension incarnée. Elles produisent une parole désincarnée, abstraite, coupée de ses racines corporelles et émotionnelles. Cette désincarnation n'est pas qu'une perte esthétique car elle ampute la communication de ce qui la rend véritablement humaine.
Paul Ricoeur, enfin, nous rappelle le lien fondamental entre narrativité et identité. Nous nous construisons en nous racontant, en tissant le récit de notre existence dans l'échange avec autrui. Or, les algorithmes ne racontent pas, ils compilent, agrègent, optimisent. Ils ne peuvent accueillir la dimension narrative de l'existence humaine, sa temporalité propre, ses contradictions fécondes.
Les Manifestations Cliniques du Désert
Les conséquences cliniques de cette désertification relationnelle sont de plus en plus visibles. La solitude renforcée malgré l'hyperconnexion constitue le paradoxe central de notre époque. Plus nous sommes "connectés", plus nous nous sentons profondément seuls. Cette solitude n'est pas simplement l'absence physique d'autrui, c'est aussi l'absence de rencontre véritable, de reconnaissance mutuelle, de présence partagée.
Le sentiment d'irreprésentabilité émerge comme une nouvelle forme de souffrance psychique. Les patients expriment l'impression douloureuse de ne pouvoir être véritablement compris, représentés, saisis dans leur singularité par ces systèmes automatisés. Ils se sentent réduits à des profils, des données, des patterns comportementaux, sans que jamais leur complexité humaine ne soit véritablement accueillie.
La désorientation cognitive représente une autre manifestation préoccupante. L'incapacité croissante à distinguer une interaction authentique d'une simulation crée un trouble profond dans le rapport au réel. Les repères fondamentaux qui permettent de s'orienter dans le monde relationnel s'estompent, laissant l'individu dans un brouillard existentiel où plus rien n'est certain.
Ces symptômes ne sont pas de simples dysfonctionnements individuels. Ils révèlent une crise anthropologique majeure : privé des espaces où sa parole peut réellement se déployer et être accueillie, l'être humain perd progressivement les conditions mêmes de son humanisation.
Tous ces symptômes sont pour l'instant peu pris en considération, sauf de manière exagérée et maladroite par les vendeurs de "cures detox." Il faut étudier cette clinique nouvelle progressivement car, tout comme l'hystérique de Charcot qui s'est peu à peu transformé, la clinique psychopathologique vit depuis une dizaine d'années une transformation extrêmement profonde mais sans intéresser vraiment quelqu'un. Peut-être car il n'y a plus un "fer de lance" du calibre de Green, Lacan, Ey, Kraepelin... Cela ne veut pas dire qu'ils avaient nécessairement raison, mais on ne pouvait pas ne pas discuter de leurs vues. Aujourd'hui je dois bien reconnaître que c'est le vide abyssal en psychopathologie.
6. Interventions Psychologiques : Reconstruire l'Espace du Dialogue
L'Importance Cruciale de la Co-présence Thérapeutique
Face à cette crise de la parole authentique, l'espace thérapeutique prend une importance renouvelée. C'est l'un des derniers refuges où la parole humaine peut encore se déployer dans toute sa complexité, sa vulnérabilité, sa puissance créatrice. Le thérapeute devient le garant d'un espace où l'automatisation n'a pas sa place, où chaque mot compte, où le silence lui-même est habité.
Le concept winnicottien de "holding environment" prend ici tout son sens. Le thérapeute doit créer et maintenir un espace suffisamment bon pour que la parole authentique puisse émerger. Cet espace n'est pas qu'un cadre physique ou temporel, c'est une qualité de présence, d'attention, d'accueil inconditionnel qui permet au patient de risquer sa parole vraie (bref pas du lacanien orthodoxe, je sais je taquine encore).
La présence authentique du thérapeute, même dans les consultations à distance, devient un enjeu majeur. Il ne s'agit pas simplement d'être techniquement présent devant un écran, mais de manifester une qualité d'attention, d'écoute, de résonance émotionnelle qui témoigne d'une véritable rencontre humaine. Cette présence ne peut être simulée, automatisée, optimisée : elle est irréductiblement humaine. Du moins tant qu'on n'en est pas au simulacre indiscernable...
La validation thérapeutique prend également une dimension nouvelle dans ce contexte. Il ne s'agit plus seulement de valider les émotions ou les expériences du patient, on doit lui offrir l'expérience fondatrice d'être véritablement entendu par un autre être humain (ça fait bizarre de devoir l'écrire). Dans un monde où la validation est devenue mécanique et quantitative, l'expérience d'une reconnaissance qualitative, personnalisée, incarnée, devient thérapeutique en elle-même.
Techniques de Désautomatisation
Le travail thérapeutique dans ce contexte nécessite le développement de techniques spécifiques de "désautomatisation". Il s'agit d'aider les patients à retrouver le chemin d'une parole et d'une écoute authentiques, à se sevrer progressivement de l'addiction aux validations artificielles.
Le digital detox supervisé représente une première approche. Les études PMC (2025) montrent qu'une désintoxication numérique de deux semaines réduit significativement l'anxiété et la dépression (reste à savoir si des biais ne se trouvent pas dans ces études...). Contrairement aux "pauses numériques" sauvages qui peuvent générer anxiété et sentiment d'isolement, l'accompagnement thérapeutique permet d'explorer ce qui émerge dans le silence numérique. Les patients découvrent souvent avec surprise la richesse de leur vie intérieure une fois libérés du bruit constant des réseaux.
Les thérapies de validation constituent une approche complémentaire. Il s'agit de restaurer progressivement la capacité du patient à reconnaître et apprécier les formes authentiques de reconnaissance. Cela passe par un travail sur la qualité plutôt que la quantité, sur la profondeur plutôt que l'étendue des interactions.
Le travail sur l'embodiment, la reconnexion avec la parole incarnée, représente un axe thérapeutique fondamental. Par des exercices de pleine conscience, de centrage corporel, d'expression émotionnelle authentique, les patients réapprennent à habiter leur parole, à la lester du poids de leur présence corporelle et émotionnelle.
Je ne peux m'empêcher de rappeler qu'il n'y a pas si longtemps on parlait sport, arts, culture, associations, clubs, groupes... mais que s'est-il réellement passé ? C'est plus qu'un article ici, c'est une étude d'ampleur qu'il conviendrait de mener sur cette question précise de la mort du lien social dans nos sociétés du fait de la mort des endroits sociaux dans lesquels ces liens s'établissaient naturellement. Oui, je pense bien à Georges Bernard Shaw et James Thurber (lequel en a la paternité reste débattu je crois, même si je penche en faveur de Thurber) : Vous abattez des arbres pour élever des asiles afin d’abriter les gens qui sont devenus fous de ne plus jamais voir d’arbres.
La Création d'Espaces Symboliquement Habités
Au-delà du travail individuel, la création d'espaces collectifs protégés devient cruciale. Les groupes de parole anti-automatisation offrent des laboratoires où réapprendre l'art de la conversation authentique. Dans ces espaces, les règles sont claires : pas de smartphones, pas d'enregistrement, pas d'optimisation. Juste des êtres humains qui se risquent à la rencontre. Rien que d'avoir écrit ce paragraphe me met mal à l'aise.
La télé-présence authentique représente un défi particulier. Comment maintenir la qualité de la présence humaine dans les interactions à distance, sans tomber dans le piège de l'automatisation ? Cela nécessite une attention particulière à la qualité technique (son, image, connexion stable) mais surtout au maintien d'une présence attentive, réactive, ajustée aux micro-signaux de la communication non-verbale.
Les thérapies narratives prennent une importance renouvelée. Face à la fragmentation et à la standardisation des récits imposées par les algorithmes, le travail thérapeutique consiste à aider les patients à reconstruire leur capacité à se raconter de manière cohérente, complexe, nuancée. Il s'agit de retrouver le fil d'une histoire personnelle qui ne soit pas formatée pour l'optimisation algorithmique.
La Formation des Thérapeutes à l'Ère Numérique
Cette nouvelle donne nécessite une évolution de la formation des thérapeutes. De nouvelles compétences deviennent essentielles pour accompagner les patients dans ce paysage transformé.
La capacité à détecter les interactions automatisées devient cruciale. Les thérapeutes doivent apprendre à reconnaître les patterns de communication non-humains, à identifier quand un patient reproduit des schémas conversationnels automatisés plutôt que d'exprimer sa vérité subjective.
L'accompagnement du sevrage numérique nécessite une compréhension fine des mécanismes d'addiction aux validations artificielles. Les thérapeutes doivent apprendre à gérer les anxiétés de déconnexion, les symptômes de manque, les résistances au silence numérique.
La restauration de la capacité dialogique requiert aussi le développement de techniques spécifiques. Comment réapprendre à un patient l'art de la conversation authentique ? Comment l'aider à tolérer l'incertitude, l'imprévisibilité, parfois l'inconfort de la rencontre humaine véritable ? Ces questions deviennent centrales dans la pratique thérapeutique contemporaine.
7. Conclusion : Vers une Éthique de la Parole Réhabilitée
Les Enjeux Éthiques et Ontologiques
Au terme de cette exploration, les enjeux apparaissent dans toute leur gravité (malheureusement je ne pense pas exagérer). Il ne s'agit pas de refuser en bloc l'intelligence artificielle ou de prôner un retour nostalgique à un âge d'or pré-numérique. La question est plus subtile et plus urgente : comment préserver ce qui fait l'essence de la communication humaine dans un monde où l'automatisation est omniprésente ?
La distinction fondamentale entre outil et substitut relationnel doit guider notre réflexion. L'IA peut être un formidable outil d'augmentation des capacités humaines mais elle devient problématique quand elle prétend se substituer à la relation elle-même, quand elle simule la présence là où il n'y a que du vide algorithmique.
La nécessité d'une vigilance éthique s'impose avec force. Chaque fois que nous déléguons une part de notre communication aux algorithmes, nous devons nous interroger : qu'est-ce qui se perd dans cette délégation ? Quelle part d'humanité sacrifions-nous sur l'autel de l'efficacité ? Tiens, si j'étais taquin, je proposerais de poser les mêmes questions au sujet de la démocratie.
Propositions pour une Écologie Numérique Humaine
Des solutions concrètes peuvent être envisagées pour préserver des espaces d'authenticité dans le monde numérique. L'introduction de labels d'authenticité, signalant obligatoirement le contenu généré par IA, permettrait aux utilisateurs de savoir à qui ou à quoi ils ont affaire. Cette transparence est le minimum éthique dans un monde où la distinction entre humain et machine devient de plus en plus floue ; et où l'objectif est qu'elle disparaisse totalement en réussissant le simulacre (crime) parfait.
La création d'espaces garantis humains sur les plateformes représente une autre piste (non je n'ai rien consommé de particulier, c'est réellement envisagé). Des zones protégées où aucune automatisation n'est permise, où chaque interaction est garantie provenir d'un être humain. Ces "réserves d'humanité" pourraient devenir des laboratoires pour réapprendre l'art de la conversation authentique.
L'éducation à la littératie numérique devient urgente. Il faut enfin apprendre à utiliser les outils numériques et développer ses capacités critiques de reconnaissance des interactions artificielles, afin de comprendre les mécanismes de manipulation algorithmique et de préserver son autonomie face aux systèmes automatisés.
La Valeur Irremplaçable de la Parole Authentique
Il est crucial de rappeler ce qui fait la valeur irréductible de la parole humaine authentique. La vraie parole coûte car elle demande un effort, un engagement, une prise de risque. Elle engage celui qui parle vraiment, s'implique, se compromet, assume la responsabilité de ses mots. Elle expose : dire vraiment, c'est toujours se révéler un peu (souvent un peu plus qu'on ne pense ou souhaite), accepter la vulnérabilité de se montrer à l'autre. Elle fait lien : la parole authentique tisse entre les êtres des liens qui ne sont pas que fonctionnels mais existentiels.
Ces qualités (inconfortables, exigeantes, parfois douloureuses) sont précisément ce qui rend la parole humaine irremplaçable. Aucun algorithme, aussi sophistiqué soit-il, ne peut simuler le coût existentiel de la parole vraie. Aucune optimisation ne peut reproduire la texture unique d'une voix qui tremble en disant ce qui compte vraiment... pour l'instant.
Dans un monde qui tend vers toujours plus d'automatisation, préserver ces espaces où la parole humaine peut se déployer dans toute sa complexité devient un enjeu de civilisation. C'est notre humanité même qui est en jeu dans cette bataille pour la parole authentique. Bon oui là j'en fais un peu trop, mais...
Perspectives de Recherche et d'Action
L'ampleur du phénomène nécessite une mobilisation sur plusieurs fronts. Les études longitudinales sur les effets de l'exposition prolongée aux interactions automatisées doivent être multipliées. Nous avons besoin de comprendre finement comment cette transformation affecte le développement psychique, les capacités relationnelles, la construction identitaire.
Le développement d'outils diagnostiques pour évaluer la qualité relationnelle numérique devient urgent. Comment mesurer le degré d'authenticité d'un espace numérique ? Comment évaluer l'impact des interactions automatisées sur le bien-être psychique ? Ces questions nécessitent le développement de nouveaux instruments de mesure. Un nouveau marché, devrait y a voir des entreprises intéressées non ?
La recherche-action sur les interventions de réhumanisation des espaces numériques doit être encouragée. Quelles pratiques, quelles régulations, quelles innovations peuvent favoriser le retour de la parole authentique dans nos espaces de communication ? L'expérimentation doit guider la construction de solutions durables, en tout cas au moins efficaces.
Au-delà de la recherche, c'est une prise de conscience collective qui est nécessaire. Chaque fois que nous choisissons l'interaction authentique plutôt que l'efficacité automatisée, chaque fois que nous prenons le temps d'une vraie conversation plutôt que d'un échange optimisé, nous participons à la préservation de ce qui fait notre humanité. Ce qui me rend peu optimiste c'est l'augmentation exponentielle des plats préparés une ou deux personnes qui ont envahi les supermarchés, prenant plus de place que le rayon boucherie (je ne parle même pas du rayon poissonnerie tant il est devenu anecdotique). J'ai l'air de raconter n'importe quoi ? Pourtant...
La parole humaine authentique n'est pas qu'un luxe nostalgique dans un monde technologique. Elle est le fondement même de notre humanité, le lieu où nous devenons véritablement nous-mêmes dans la rencontre avec l'autre. La protéger, la cultiver, la transmettre est peut-être le défi le plus crucial de notre époque.
Car au fond, quand les réseaux ne seront plus que des IA qui parlent entre elles, que restera-t-il de nous ? Des spectateurs passifs d'un théâtre d'ombres, ou des êtres parlants déterminés à préserver ce qui fait l'essence de leur humanité ? La réponse à cette question déterminera la forme de notre avenir collectif. Je parie pour l'effondrement du Web car l'humain a beau avoir soutenu la télé réalité, quand il n'y aura plus d'humains sur le réseau pour poster et discuter, l'humain se tournera ailleurs. Enfin j'espère... je finis pas ne plus être sûr. Mais on a déjà assisté à la chute de la TV 3D plusieurs fois alors...
En fait si l'Histoire se répète réellement, alors ces systèmes s'effondreront de leur propre bêtise accumulée. Pour qu'une communication puisse générer un clic-argent encore faut-il que quelqu'un soit encore là... ce que ne garantit pas le Paradoxe Final quand seules des IA génèrent du contenu que seules des IA lisent.
Bibliographie
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