
Penser c'est mal, reformuler c'est mieux
Il y a des époques où penser trop librement pouvait vous mener au bûcher. Aujourd'hui, c'est plus feutré : on vous ignore, on vous corrige, on vous glisse poliment vers l'oubli algorithmique. Pas de feu, pas de sang, mais une disparition douce, calibrée, rentable, socialement validée. La liberté d'expression est toujours là, en vitrine. Mais à l'intérieur, la marchandise a changé : la parole qui circule est celle qui plaît, qui performe, qui rassure. Et penser autrement devient… mal vu.
Dans cet article, on ne dénoncera pas un grand complot ni une dictature masquée. On décrira un climat. Une mécanique. Une série de glissements lents qui font qu'aujourd'hui, penser hors cadre coûte plus cher que de ne pas penser du tout.
Nous allons voir comment les algorithmes, les influenceurs, les institutions morales et même les sceptiques reconvertis contribuent à façonner une nouvelle forme de censure : une censure morale intériorisée, compatible avec les logiques de visibilité, de revenu, et de légitimation sociale. Nous évoquerons les figures historiques (Voltaire et sa lucidité calculée), les cas emblématiques (Hara-Kiri, Desproges), les boucles de sanction automatisée, et les effets psychiques de cette surveillance douce : fatigue morale, brouillage identitaire, perte de lien avec sa propre pensée.
La question n'est plus : "peut-on tout dire ?" (on connaît malheureusement la réponse). Mais plutôt : "quand on pense, qui parle vraiment en nous ?"
I. Un air raréfié : penser devient risqué
Il arrive qu'on formule une idée, dans une conversation ou un post, et qu'une gêne immédiate suive. Pas parce qu'on a dit quelque chose d'injuste, mais parce qu'on sent que ça ne se dit pas. Qu'il aurait fallu lisser la formulation, ajouter trois précautions, ou tout simplement ne rien dire du tout. Et cette gêne n'est pas le fruit d'un raisonnement moral : c'est une réaction réflexe. Un réflexe de survie sociale.
Prenons un exemple réel : un professeur de philosophie, respecté, discret, nuance sur X (ex-Twitter) un débat autour de la laïcité. Il ne défend aucun extrême, il rappelle seulement que la loi de 1905 n'interdit pas toute visibilité religieuse, et que la laïcité n'est pas synonyme de neutralité forcée dans l'espace privé. Le lendemain : commentaires haineux, signalements de masse, visibilité réduite. Trois semaines plus tard, son compte est shadow-banné, ses publications ne dépassent plus la bulle de ses abonnés fidèles. On ne l'a pas censuré, on l'a dépriorisé. Algorithmiquement puni pour nuance.
Ce phénomène n'est ni isolé ni anecdotique. Une étude de 2023 menée par Political Science Quarterly montre que 41 % des Américains déclarent aujourd'hui s'auto-censurer régulièrement sur les réseaux sociaux par crainte d'hostilité ou d'exclusion. Plus inquiétant encore : chez les jeunes, cette proportion dépasse 55 %. On ne pense plus comme on veut, on pense comme il faut.
Cette nouvelle forme de surveillance n'a pas besoin de décrets ou de tribunaux. Elle repose sur un climat affectif, un entre-soi idéologique, une récompense implicite : si tu dis ce qu'il faut, tu seras vu, aimé, soutenu. Sinon, silence, ironie ou annulation. Ce n'est pas un ministère de la Vérité qui t'observe, ce sont tes pairs, ton algorithme, ta peur de perdre ton statut social, ton audience ou ton emploi.
Pensée dangereuse ? Non. Pensée non-conforme. C'est plus subtil. Et surtout c'est plus efficace.
L'histoire regorge de systèmes où l'on surveillait les pensées : inquisitions religieuses, régimes autoritaires, purges intellectuelles. Ce que nous vivons aujourd'hui a l'apparence douce de la modernité, mais repose sur une logique ancienne : faire de l'orthodoxie une condition de survie sociale. L'opinion n'est plus libre : elle est filtrée par anticipation. Et à force de prévoir ce qu'il vaut mieux ne pas dire, on finit par ne plus savoir ce que l'on pense vraiment.
À ce stade, on pourrait croire qu'il s'agit d'une paranoïa de privilégié en mal de provocation. Mais non. Il s'agit de l'un des grands glissements psychiques de notre époque : l'intériorisation joyeuse d'un mécanisme de contrôle, sous couvert de civilité, de responsabilité et de bienveillance. Un peu comme ces régimes « soft » qui n'emprisonnent plus les dissidents, mais leur coupent les vivres et leur retirent l'accès aux débats. Comme disait Coluche que je paraphrase de mémoire ici : "La dictature c'est ferme ta gueule ! La démocratie c'est cause toujours..."
La suite, on la connaît mal, car elle ne fait pas de bruit. Ce n'est pas une répression, c'est une raréfaction. L'air se fait plus mince. On pense moins. On s'ajuste. On préserve. On reformule. Jusqu'à ce que penser autrement ne vienne même plus à l'idée. Imaginez un instant ceci mais non pas pour des personnes ayant connu le téléphone à cadran mais pour les jeunes nés dans ce système en fonctionnement.
II. Voltaire, lucidité entravée
Quand on évoque la « liberté de penser », on entend encore résonner la voix de Voltaire, ou plutôt ce qu'il est devenu dans nos manuels : le grand défenseur des Lumières, l'homme du Dictionnaire philosophique, celui qui brandissait la plume contre le dogme comme d'autres un fusil contre la tyrannie. Mais ce portrait héroïque a le vernis un peu trop lisse pour être honnête. Derrière la formule célèbre « je ne suis pas d'accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire » (qu'il n'a d'ailleurs jamais écrite), se cache un penseur moins pur qu'on ne l'imagine.
Prenons son article « Liberté de penser » (1765). On y trouve des phrases puissantes, toujours d'actualité :
« Ce n'est point la liberté de penser qu'il faut proscrire, mais celle de faire du mal aux autres par sa pensée. »
Voltaire ne réclame pas une liberté absolue, mais un droit à la pensée lucide, même critique, tant qu'elle ne devient pas destructrice. Il dénonce l'Église non pour croire, mais pour imposer sa croyance, pour punir la pensée divergente, pour prétendre penser à la place des fidèles.
Jusque-là, tout va bien. Mais ce même Voltaire, dans la vraie vie, ne fut ni un martyr de la pensée, ni un ascète du verbe. Il amassa une fortune considérable par des spéculations douteuses, flirta avec l'industrie de l'armement, et sut composer avec les puissants autant que les moquer. Il ménageait les princes éclairés tout en critiquant les fanatismes, s'engageait avec éclat puis se rétractait quand la menace devenait trop concrète. Il était lucide, oui, mais lucide sur le coût politique et matériel de la pensée libre. Et sur ses limites.
Ce que nous lègue Voltaire, ce n'est donc pas une injonction à penser librement comme un adolescent en révolte contre ses parents. C'est plutôt une alerte ancienne, formulée au XVIIIe siècle : Penser librement, c'est risquer. Toujours. Et le risque est rarement purement intellectuel. Il est social, matériel, symbolique. Voltaire pensait sous contrainte et il pensait avec contrainte.
Cela mérite d'être rappelé aujourd'hui. Car ceux qui affirment que nous sommes enfin libres de dire ce que nous voulons oublient que la liberté n'est pas le contraire de la censure explicite. Elle se joue ailleurs. Dans l'espace laissé (ou non) au doute, à la dissidence, à l'ambigu, à l'inconfortable. Dans la possibilité de dire des choses qu'on ne dira pas deux fois, sans forcément en payer le prix immédiatement, mais en le sentant.
Le paradoxe voltairien est là : la pensée libre a toujours cohabité avec les stratégies de survie. À son époque, il fallait éviter l'Index. À la nôtre, il faut éviter le déréférencement, l'ostracisme algorithmique, l'indignation lucrative. Les modalités changent, la logique reste : ce qu'on dit a un coût, pas forcément juridique mais symbolique, social, économique.
Et ceux qui vivent de leur parole, aujourd'hui comme hier, ne peuvent jamais l'ignorer.
III. Clergés moraux 3.0 : cartographie contemporaine
Autrefois, le clergé avait l'exclusivité de la morale. Il décidait de ce qui était pensable, dicible, acceptable. Aujourd'hui, le pouvoir de normer les esprits s'est déplacé, mais il n'a pas disparu. Il s'est fragmenté, distribué, marchandisé. Il n'est plus incarné par une seule autorité, mais par un écosystème d'acteurs qui jouent chacun leur partition dans un orchestre de conformité idéologique.
D'abord, les plateformes numériques et leurs algorithmes. Elles évaluent les contenus selon des scores de "toxicité", appliquent des pénalités invisibles (shadow bans, démonétisation, déréférencement), et récompensent les contenus lisses, "engageants", conformes aux valeurs de marque. La liberté d'expression n'est pas interdite, elle est simplement moins visible quand elle dévie.
Ensuite, les associations et ligues morales, souvent légitimes dans leur mission initiale, mais parfois devenues des acteurs de pression publique. Elles peuvent lancer des campagnes de boycott, exiger des excuses, ou mobiliser des procédures judiciaires, non pour discuter un propos, mais pour "éteindre" celui qui l'a tenu.
À cela s'ajoutent les influenceurs de vertu : militants lifestyle, éducateurs TikTok, activistes d'Instagram... Leur rôle n'est pas d'ouvrir un débat, mais de le verrouiller affectivement : ils déterminent ce qu'il est "bien" de penser, dire ou ressentir, et ce qui, au contraire, trahit une faute morale ou une ignorance coupable. Un doute ? Regardez simplement ce qui est boosté sur mastodon, "retwitté" sur X...
Plus subtil encore : les nouveaux sceptiques, figures de la pensée critique, parfois zététiciens ou vulgarisateurs, qui en viennent, malgré eux ou non, à distribuer des certificats de pensée rationnelle. Le doute n'est plus une méthode : c'est un label. Une balise de validation. Un marqueur de légitimité. Richard Monvoisin, par exemple, critique rigoureux des discours mystificateurs, devient sur les réseaux une figure d'autorité : ce qu'il dit est repris, partagé, intégré comme référence, non pour être discuté, mais pour mettre fin à la discussion. Ce qui est dommage car les posts inspirants de Monvoisin sont une immense pépinière d'idées à explorer. On en arrive donc au contraire de ce qu'on devrait faire.
Enfin, les marques commerciales elles-mêmes participent à la moralisation de l'espace public. Non pas par conviction, mais par calcul. Elles prennent position pour éviter les scandales, retirent des publicités, affichent leur soutien aux causes du moment. Leur boussole n'est pas éthique, mais réputationnelle (bref ça tient nettement davantage de la girouette que de la boussole, en fait). Et dans cette logique, mieux vaut éviter d'être associé à une parole "à problème", même nuancée, même fondée.
Ce système ne repose sur aucune coordination centralisée. Il fonctionne en réseau, par effet de renforcement mutuel. Les plateformes filtrent, les associations dénoncent, les influenceurs accusent, les marques s'écartent, les sceptiques "tamponnent". Chacun joue sa partition, et la dissonance s'éteint doucement. Pas besoin de censure explicite : la conformité se fabrique collectivement. C'est le principe de normalisation sociale, mais augmentée pourrait-on dire.
Et ce qui reste, c'est un espace public où l'on peut encore parler, mais où penser à contre-courant devient une prise de risque sociale, symbolique, voire professionnelle. Comme au temps de Voltaire, mais en plus fluide. En plus aimable. Et, surtout, en beaucoup plus rentable.
IV. Ingénierie de la censure rentable
La censure nouvelle génération ne fonctionne ni par interdiction, ni par violence explicite. Elle se déploie à travers une série de mécanismes intégrés aux plateformes, aux outils numériques, aux habitudes d'usage. Ce n'est pas une censure verticale, c'est une ingénierie douce mais diablement efficace.
Les plateformes comme X, YouTube ou Instagram filtrent, recommandent, ou invisibilisent des contenus en fonction de critères dits "communautaires" : niveau de "toxicité", conformité aux standards publicitaires, potentiel de controverse. Un contenu jugé ambivalent, mal balisé ou simplement trop complexe peut être déréférencé, démonétisé, ou moins exposé sans avertissement. Ce n'est pas un bannissement. C'est une désactivation discrète de la portée.
Dans ce contexte, les créateurs (journalistes, artistes, penseurs, ou simples citoyens) n'attendent même plus d'être modérés : ils s'auto-ajustent en amont. Ils réécrivent leurs titres, calibrent leur ton, évitent certaines formules, anticipent les points de friction. Et ce filtrage n'est pas seulement social. Il est incorporé aux outils eux-mêmes.
Les correcteurs automatiques, les assistants IA, les outils de reformulation comme Grammarly ou ChatGPT, proposent systématiquement des formulations plus neutres, plus inclusives, plus "safe". Ce n'est pas présenté comme une censure, mais comme une aide. Pourtant, l'effet est le même : au fil des suggestions, on s'éloigne de sa propre langue, de son propre rythme, de ses aspérités. On écrit comme l'outil voudrait qu'on écrive ou plutôt comme il pense que l'algorithme de publication le tolérera.
Cette logique produit une parole lissée, fluide, mais éthiquement calibrée. On ne parle plus avec ce que l'on pense mais avec ce qui passe. Résultat : les expressions les plus visibles sont souvent les plus normées. La nuance, l'ambigu, le trouble, sont mal scorés. Et ce qui ne peut pas être facilement évalué est automatiquement suspect. Voici un florilège de perles observées (j'ai volontairement restreint le choix aux propositions rigolotes, il y en a malheureusement qui sont pathétiques et cruelles, je me suis abstenu car le glauque ne soutient rien à part la perversion, enfin je crois) : – « Je ne suis pas raciste, j'ai changé ma photo de profil en carré noir. » – « Il faut dénoncer le silence, même quand on ne sait pas quoi dire. » – « Porter un tote bag féministe, c'est déjà militer. » – « J'ai pleuré devant un thread, j'ai fait ma part. » – « C'est pas grave si c'est faux, l'intention est bonne. » – « En tant qu'allié, je me tais, mais je like. » – « J'écoute activement les concerné·es en repostant leurs stories. » – « Si tu n'as rien posté aujourd'hui, tu fais partie du problème. » – « Ce tweet ne m'est pas destiné mais je me sens concerné quand même. » – « Merci de m'avoir éduqué·e sur mon propre privilège, je vais y réfléchir pendant ma retraite bien-être. »
Ce glissement n'est pas le fruit d'une volonté malveillante. Il est le produit d'un marché, celui de l'attention, de la visibilité, du branding personnel. C'est pourquoi la censure moderne est rentable : elle génère de la conformité monétisable, de la parole publicitaire compatible, du contenu sans accroc. La dissonance, elle, reste en marge. Ou disparaît.
Et pendant ce temps, les IA s'améliorent, peaufinent, rééduquent. Elles ne punissent pas. Elles vous corrigent gentiment, comme un professeur de morale numérique intégré à votre éditeur de texte.
On appelait ça, jadis, le surmoi ou la conscience morale...
V. Le cringe, laboratoire de l'auto-censure générationnelle
Entre les algorithmes qui filtrent et la fatigue morale qui épuise, une génération entière a développé son propre mécanisme de censure préventive : le cringe. Plus qu'un simple malaise, c'est devenu un système de régulation sociale si efficace qu'il inhibe la pensée avant même qu'elle ne s'exprime.
Du "trop la honte" au cringe : l'évolution d'un malaise
Chaque génération a eu ses mots pour dire l'embarras social. "La honte", "le seum", "le malaise"... Mais le cringe dépasse la simple gêne momentanée. C'est une anticipation permanente du ridicule, une hyper-conscience du regard potentiel de millions d'inconnus. Là où nos aînés pouvaient se ridiculiser devant vingt personnes et l'oublier, la Gen Z vit sous la menace permanente de devenir un mème, une capture d'écran virale, un exemple de ce qu'il ne faut pas faire.
Cette évolution n'est pas anodine. Comme l'explique la recherche de Fluent Research (2023), nous assistons à l'émergence d'un "meta-cringe" : la Gen Z a tellement intégré la peur du ridicule qu'elle développe des stratégies complexes pour s'en protéger, allant jusqu'à embrasser le cringe de manière ironique pour le neutraliser. C'est le paradoxe ultime : être cringe volontairement pour éviter d'être cringe involontairement.
La génération surveillance : grandir sous l'œil permanent
Pour comprendre l'ampleur du phénomène, il faut réaliser que la Gen Z est la première génération née "online". Comme le souligne Listen First Media dans leur analyse de 2025, ces jeunes n'ont jamais connu un monde sans surveillance numérique permanente. Leurs premiers pas, leurs premières erreurs, leurs premières tentatives créatives : tout a potentiellement été documenté, partagé, commenté.
Le poète Ocean Vuong a parfaitement saisi cette paralysie générationnelle. Dans une interview récente, il observe : "Ils ont peur d'être vus comme essayant." Cette phrase résume tout. L'effort est devenu suspect. La sincérité, dangereuse. L'enthousiasme, embarrassant. Vuong poursuit : "La cringe culture nous apprend que tenter quelque chose de nouveau, d'authentique, c'est s'exposer au ridicule. Alors on ne tente plus."
Mécanismes psychologiques : l'auto-surveillance préventive
Une étude publiée dans Developmental Cognitive Neuroscience (Peters et al., 2021) révèle que les adolescents d'aujourd'hui vivent avec ce que les chercheurs appellent "l'audience imaginaire amplifiée". Si l'adolescence a toujours été marquée par la conscience du regard d'autrui, les réseaux sociaux ont transformé cette audience imaginaire en audience réelle et permanente.
Les conséquences sont mesurables. Ruth Reitmeier, dans ses articles pour Forbes (2025), documente comment le cringe culture affecte la croissance professionnelle de la Gen Z. Les jeunes professionnels évitent de proposer des idées innovantes, de prendre la parole en réunion, ou même de nouer des relations authentiques avec leurs collègues par peur d'être perçus comme "cringe". Reitmeier note : "Nous observons une génération brillante qui s'auto-sabote par peur du jugement social."
Le paradoxe de l'authenticité performée
Face à cette pression, la Gen Z développe des stratégies de survie fascinantes. NBC News (2025) documente un phénomène surprenant : les jeunes de la Gen Z commencent à embrasser ironiquement la culture millennial qu'ils jugeaient "cringe" il y a encore deux ans. "Skinny jeans", émojis qui pleurent de rire, références à Harry Potter : tout ce qui était moqué devient soudain cool, mais seulement si c'est porté avec la bonne dose d'ironie.
Cette gymnastique mentale permanente a un coût. Une étude dans le PMC (Muir et al., 2023) sur le "online shaming" montre que l'anticipation constante du jugement social génère des niveaux d'anxiété sans précédent. Les jeunes passent potentiellement plus de temps à calculer l'impact social possible de leurs actions qu'à réellement agir.
Conséquences : une créativité sous cloche
L'impact sur la créativité et l'innovation est dévastateur. ThinkHouse HQ (2025) dans leur analyse du "low-key marketing" observe que les marques elles-mêmes doivent maintenant adopter une esthétique délibérément "non-effort" pour ne pas déclencher le réflexe cringe de leur audience Gen Z. Plus personne n'ose l'enthousiasme sincère, l'effort visible, la passion non-ironique.
Les employeurs commencent à s'alarmer. Forbes (2025) rapporte que des entreprises développent des programmes spécifiques pour aider leurs employés Gen Z à surmonter la paralysie du cringe. Sessions de "psychological safety", espaces d'expression protégés, encouragement explicite à l'échec – tout est mis en œuvre pour recréer artificiellement ce qui devrait être naturel : oser penser et s'exprimer.
Le cringe comme aboutissement de la censure douce
Ce qui rend le cringe si efficace comme mécanisme de contrôle social, c'est qu'il opère entièrement de l'intérieur. Pas besoin d'autorité externe, d'algorithme, de modérateur. La Gen Z s'auto-régule avec une efficacité que les systèmes de censure traditionnels n'ont jamais atteinte.
Une recherche récente (Sacino et al., 2024) sur le "cyber-ostracism" montre que la simple possibilité d'être exclu socialement en ligne modifie profondément les comportements. Les sujets de l'étude adaptaient leurs opinions, leurs goûts, même leurs expressions faciales (le fameux "Gen Z stare", ce regard vide et désabusé) pour minimiser le risque de rejet social.
Le plus tragique ? Cette génération a parfaitement conscience du piège. Les forums regorgent de témoignages de jeunes qui reconnaissent leur paralysie mais se sentent impuissants à la surmonter. "Je sais que c'est stupide d'avoir peur d'être cringe", écrit un utilisateur Reddit, "mais savoir que c'est stupide ne m'empêche pas d'avoir peur."
Vers une libération possible ?
Paradoxalement, c'est peut-être dans la reconnaissance du cringe que se trouve son antidote. Le mouvement "post-cringe" documenté par Listen First Media suggère qu'une partie de la Gen Z commence à embrasser l'authenticité malgré le risque. Ocean Vuong lui-même propose une voie : "Il faut réapprendre que l'effort est beau, que la vulnérabilité est courageuse, que tenter et échouer vaut mieux que ne jamais essayer."
Mais cette libération ne sera pas simple. Car le cringe n'est pas qu'un phénomène culturel passager, c'est le symptôme d'une société qui a transformé l'expression personnelle en performance permanente où chaque pensée est potentiellement publique, où chaque erreur est archivée.
Le cringe, finalement, c'est l'aboutissement logique de tout ce que cet article décrit : une censure si bien intégrée qu'elle n'a plus besoin d'exister à l'extérieur. Elle vit en nous, anticipant, filtrant, reformulant avant même que la pensée ne se forme complètement.
C'est peut-être ça, la victoire ultime de la censure douce : faire en sorte que les gens ne pensent plus qu'ils sont censurés, parce qu'ils ne pensent déjà plus. Et ce malgré leur conscience du Cringe, mais pas celle de la censure déjà opérée avant l'expression de la pensée.
VI. Fatigue morale et brouillage identitaire
À force de faire attention à ce que l'on dit, on finit par ne plus savoir qui parle en nous. Est-ce encore nous qui pensons ? Ou bien est-ce déjà un "nous" adapté, filtré, un "nous" qui a intégré tous les seuils de tolérance émotionnelle des autres ? C'est l'un des effets les plus insidieux de la censure 2.0 : elle ne tue pas la pensée, elle l'épouse, la module, la digère jusqu'à ce qu'on ne distingue plus sa forme d'origine.
Appelons cela la fatigue morale. Ce n'est pas une fatigue physique, ni une lassitude intellectuelle. C'est une usure de l'ajustement constant : reformuler, re-préciser, contextualiser, éviter l'ironie mal comprise, anticiper le quiproquo, rédiger avec l'œil du contradicteur fictif en tête. Un effort permanent pour ne heurter personne : ni humain, ni robot.
Des journalistes en parlent à mi-voix : cette sensation d'avoir le sujet, mais pas la place pour le traiter. Des étudiants nous l'écrivent en privé : la peur de choisir le mauvais exemple, la mauvaise référence, même dans un devoir. Des modérateurs de plateformes en témoignent anonymement : un monde où même ce qui est dit en toute bonne foi peut être perçu comme "problématique", selon l'humeur, le contexte, ou l'algorithme de modération automatique.
Dans ce contexte, la parole devient une opération de funambulisme : dire quelque chose sans rien perdre, sans rien heurter, sans se heurter soi-même. Et parfois, c'est plus simple de se taire. Ou de répéter ce que tout le monde dit déjà, mais avec une virgule différente.
La conséquence ? Un brouillage identitaire profond. Car l'identité ne se résume pas à nos goûts ou nos engagements : elle se forge aussi dans la manière dont on pense, dont on formule, dont on ose la nuance ou le paradoxe. Quand cet espace-là se rétrécit, c'est tout le sujet qui vacille. On devient l'écho d'une norme, le gestionnaire prudent de sa propre parole. Et plus grave encore : on désapprend le dissensus intérieur, cette petite voix qui disait "je ne suis pas sûr, mais je veux y réfléchir quand même".
Ceux qui refusent cette fatigue ? Parfois ils dérapent, parfois ils se radicalisent. Ou alors ils s'isolent, cultivent leur parole ailleurs, dans des marges, des podcasts confidentiels, des serveurs semi-clandestins. On les accuse d'être amers, obscurs, dissidents sans cause. Mais souvent, ils ne cherchent pas à contester le monde. Ils cherchent juste à exister dans une langue qui ne soit pas préformatée.
Il ne s'agit pas ici de réclamer le "droit de choquer", ou de faire l'éloge du clash. Il s'agit d'un besoin plus ancien, plus fondamental : pouvoir penser sans se demander à qui cela va plaire.
On arrive au moment où le mot qui planait depuis le début doit être nommé : INTERDIT. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, au fond : « Je t'interdis de penser autrement que comme je le veux. Quelles que soient mes raisons. »
Et comme tout interdit, il produit toujours le même effet : la violence. Sourde, symbolique, latente, mais bien là.
C'est une constante humaine. Il suffit de relire le cas d'école de la prohibition de l'alcool aux États-Unis : on voulait moraliser, on a industrialisé le crime. Une organisation rationnelle du trafic, un capitalisme parallèle nourri par l'interdit. Cent ans de réflexion sur la morale punitive, résumés en un fiasco.
Je sais, je vous semble amer. Mais honnêtement est-ce votre propre opinion ou bien le cringe à l'œuvre ? Je sais je taquine mais ça vaut mieux d'en rire, sinon c'est ajouter de la misère à la misère.
Et pourtant, malgré l'Histoire, on recommence. L'époque, comme toujours, s'applaudit elle-même : C'est bien de penser ça. Ce n'est pas bien de dire cela.
VII. Pour une écologie de la pensée libre
Il faut bien respirer à un moment. Se redresser. Regarder ce qu'il reste de soi quand on a mis de côté la validation, l'audience, la prudence. Il faut, peut-être, réapprendre à penser comme on réapprend à marcher après une blessure : sans automatisme, sans posture, avec l'étrange sensation d'avoir été absent de soi-même.
Ce que réclame notre époque, ce n'est pas plus d'expression – il y en a partout – mais moins d'expression mimétique, moins de conformisme rémunéré, moins d'alignement stratégique. Il nous faut une forme nouvelle de sobriété intellectuelle : une écologie de la pensée libre.
Pas une pensée héroïque, bravache, qui se jette dans le conflit à chaque mot. Non. Une pensée habitable, récalcitrante quand c'est juste, silencieuse quand c'est sage, et ferme quand c'est nécessaire.
1. Ralentir.
Penser librement commence par dire non au tempo imposé. L'instantanéité est l'alliée de l'alignement : elle ne laisse pas le temps au doute. Il faut revendiquer le droit au brouillon, à la pensée lente, au texte qui met des semaines à mûrir, même s'il ne "percera" jamais. Il faut désacraliser l'urgence de dire, et revaloriser le temps de penser sans audience. L'effet sans doute le plus pernicieux et pas du tout abordé (sauf erreur de ma part) : le nombre croissant de personnes qui se parlent toutes seules à elles-mêmes sur le ton d'une interview YouTube. Un beau sujet d'article non ? Allez, je fournis même un titre : Le moi-Youtube. À lire sur mon blog. Je sais je taquine encore.
2. Sortir des circuits balisés.
Les lieux d'expression les plus libres aujourd'hui sont hors-plateformes. Des blogs personnels sans algorithme. Des forums sans sponsoring. Des bulletins confidentiels, parfois obscurs, mais sincères. Ce ne sont pas des zones de repli, mais des serres où l'on peut cultiver une parole fragile. Multiplier ces lieux, les relier, les rendre habitables : c'est une résistance douce, mais stratégique. Heu... ça vous rappelle rien ça ? Psychav-quelque-chose... mais si... vous savez... Oui je sais ça fait auto-promotion mais si j'attends qu'on m'envoie des fleurs...
3. Se doter de stratégies discrètes.
La dissidence d'aujourd'hui ne passe pas toujours par des grands manifestes. Elle peut prendre la forme d'un pseudonyme, d'un jeu d'écriture, d'une voix détournée. On peut se faire l'avocat du diable, non par goût du paradoxe, mais pour réactiver l'esprit critique dans des environnements figés. L'important, ce n'est pas d'avoir raison, c'est de garder ouverte la possibilité d'avoir tort sans disparaître pour autant.
4. Accepter la perte.
Penser librement, c'est accepter de ne pas plaire à tout le monde. De ne pas cocher toutes les cases. De perdre parfois un peu de reconnaissance, de réseau, de traction. Mais ce que l'on y gagne, c'est une intériorité non négociée, un territoire intérieur où le sens précède le signal. Une respiration.
La pensée libre n'est pas un droit donné. C'est une pratique à réinventer, chaque jour, contre les forces invisibles de la correction, de la viralité, de l'alignement. Elle commence souvent par une phrase hésitante, une idée en désordre, un « je ne sais pas trop, mais… ». Et rien que ça, parfois, c'est déjà un acte de résistance.
Conclusion : la vertu comme monnaie d'échange
Il y a quelque chose de fascinant (et de profondément inquiétant) à observer la manière dont la vertu est devenue un produit dérivé. On ne pense plus seulement pour comprendre ou pour contester : on pense pour exister dans un système de récompenses. Like, retweet, abonnements, sponsoring moral. La parole engagée, la bonne indignation, le bon hashtag : tout cela est rentable. Et ce qui ne l'est pas ? Invisibilisé. Toxifié. Écarté.
Du bannissement de Hara-Kiri à la relecture inquisitrice de Desproges, en passant par les postures très sérieuses de figures critiques devenues prescripteurs de norme, l'histoire récente montre que la dissidence n'a pas disparu. Elle a changé de visage. Elle est souvent confondue avec la faute, le mauvais goût, la maladresse. Elle n'est plus punie frontalement : elle est sanctionnée socialement, doucement, durablement.
Voltaire, lui, savait que la liberté de penser se paie. Lui-même a monnayé ses prises de parole, contourné les interdits, flatté les rois, investi dans des entreprises peu glorieuses. Il n'était ni un saint, ni un modèle. Mais il avait vu ce que beaucoup refusent encore de regarder en face : la pensée libre n'est pas une option gratuite dans le menu démocratique. C'est un risque.
Aujourd'hui, ce risque se camoufle sous une couche d'accessibilité UX, de bienveillance stratégique et d'IA rédactionnelle. Il devient plus difficile à voir, mais pas moins réel.
Penser est encore possible. Mais penser sans performer, sans plaire, sans être validé, c'est une autre histoire.
C'est celle que j'essaye de continuer de raconter avec Psychaventure.
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Bibliographie indicative
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Conseil de l'Europe (2017), Journalists Under Pressure: Unwarranted Interference, Fear and Self-Censorship.
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