MDMA : Quand la révolution rencontre la réglementation

Image pop-art rouge et blanche sur le mot « Réglementation » éclatant comme une onomatopée de bande dessinée, représentant la collision entre l’enthousiasme pour le MDMA thérapeutique et la dure réalité des procédures d’autorisation de la FDA.

## L'éternel retour du miracle psychédélique

Août 2024, Lykos Therapeutics voit s'envoler des centaines de millions de dollars de valorisation. La révolution MDMA (molécule de la famille des amphétamines) vient de s'écraser contre le mur de la réalité réglementaire. Pas la première fois, pas la dernière. Bienvenue dans le cycle éternel des miracles psychédéliques.

Ce n'est pas un accident de l'histoire mais un pattern qui se répète depuis soixante ans. Dans les années 1960, Timothy Leary proclamait que le LSD allait "révolutionner la psychiatrie". Les médias relayaient l'enthousiasme avant le retour de bâton politique. Dans les années 1990, Rick Doblin lançait MAPS avec les mêmes promesses pour la MDMA. La décennie 2010-2020 nous a vendu la "renaissance psychédélique" : terme marketing brillant pour recycler de vieilles molécules. Et maintenant, 2024-2025 nous offre le même spectacle : mêmes promesses, mêmes déceptions, mêmes investisseurs qui empochent ou pas avant la chute.

Le vote du 4 juin 2024 de la FDA est sans appel : 9 voix contre 2 sur l'efficacité, 10 contre 1 sur le rapport bénéfice-risque. Pourtant, Lykos Therapeutics brandissait des chiffres impressionnants : 71% des patients ne répondant plus aux critères du TSPT (syndrome post traumatique) contre 48% sous placebo. Alors pourquoi ce rejet massif ? Parce que derrière ces pourcentages flatteurs se cache une méthodologie bancale que n'importe quel laboratoire pharmaceutique classique se verrait refuser.

## L'économie de l'espoir : quand Wall Street rencontre Woodstock

Les chiffres donnent le vertige. Le marché des psychédéliques pesait 2,3 milliards de dollars en 2024, avec des projections à 8,2 milliards pour 2035. COMPASS Pathways a levé 125 millions en 2023, représentant 40% du financement total du secteur. La société était valorisée 1,5 milliard de dollars avant même les résultats de phase 3 des tests. Puis juin 2025 arrive : résultats "positifs" annoncés, l'action chute de 36%. Les investisseurs comprennent soudain que "statistiquement significatif" ne signifie pas "cliniquement révolutionnaire".

Cette bulle spéculative révèle notre addiction collective aux solutions miracles. Nous voulons croire qu'une pilule (fût-elle psychédélique et enrobée de mysticisme new-age) peut effacer des décennies de trauma en trois sessions. Les investisseurs le savent et surfent sur cette vague d'espoir désespéré. Pendant ce temps, les vrais enjeux méthodologiques sont balayés sous le tapis de l'enthousiasme boursier.

## Le business model de la désinformation

Cette bulle spéculative cache un mécanisme plus pernicieux : la transformation de la recherche en outil marketing. En octobre 2024, éclate le scandale des publications tronquées. Des articles publiés dans Nature Medicine et Psychopharmacology font l'objet de corrections pour "omissions de données". Les auteurs, majoritairement employés par MAPS/Lykos, ont « oublié » des incidents graves survenus durant les essais cliniques.

Cette désinformation révèle le business model réel. Les 100 millions de dollars levés par MAPS depuis sa création ont financé non pas de la science rigoureuse mais une campagne de communication sophistiquée. Rick Doblin, fondateur de MAPS, décrit son "objectif professionnel" comme le développement de "contextes légaux pour les usages bénéfiques des psychédéliques" : une mission militante, pas scientifique.

L'industrie psychédélique s'auto-entretient via un réseau d'experts « rotatifs ». Les mêmes noms apparaissent comme auteurs, reviewers, et conseillers réglementaires. Cette consanguinité intellectuelle explique l'aveuglement collectif face aux failles méthodologiques. Les investisseurs profitent de cette opacité. Quand les résultats psilocybine de COMPASS tombent en juin 2025 - "positifs" mais décevants - l'action chute de 36%. Le marché comprend que « statistiquement significatif » et « révolution thérapeutique » ne rimeront pas avec "rentabilité pharmaceutique".

## Le problème méthodologique que personne ne veut voir

Imaginez un laboratoire pharmaceutique proposant un antidépresseur où 94% des patients-testeurs devinent qu'ils reçoivent le traitement actif. L'étude serait rejetée avant même d'atteindre la FDA. Mais pour les psychédéliques, nous suspendons notre esprit critique.

Les faits sont accablants. Dans les études MAPS, entre 26% et 88% des participants avaient déjà consommé de la MDMA selon les différentes cohortes analysées. Le biais de sélection est massif : 71% à 88% de participants blancs éduqués, loin de représenter la diversité des vétérans souffrant de TSPT. La FDA note dans sa Complete Response Letter de septembre 2024 que Lykos a omis de rapporter certains événements indésirables, empêchant l'évaluation du potentiel d'abus. Les données de durabilité ? Insuffisantes au-delà de 8 semaines.

Le "functional unblinding" (cette impossibilité de maintenir le double aveugle face à une substance aux effets aussi reconnaissables) n'est pas un détail technique mais une faille béante. Rajesh Narendran, psychiatre à l'Université de Pittsburgh et président du comité FDA, ne s'y est pas trompé en pointant ces "limitations méthodologiques fondamentales". Traduction : cette recherche est bâclée selon nos standards actuels.

## L'anatomie de l'échec : les failles dès la conception

Mais ce rejet méthodologique masque une réalité plus sombre : l'échec était programmé dès la conception des études. Comment une organisation comme MAPS, dirigée depuis 1986 par Rick Doblin, a-t-elle pu ignorer des écueils si prévisibles ?

Les signaux d'alarme remontent à 2015. Cette année-là, une participante canadienne de 19 ans, Meaghan Buisson, subit des séances MDMA dans le cadre d'un essai clinique à Vancouver. Les vidéos de surveillance du protocole, que MAPS ne visionnera qu'en 2021, montrent des interactions inappropriées pendant les 8 heures de session. Le thérapeute Richard Yensen développe ensuite une relation avec sa patiente, reconnue par MAPS en 2019.

Le plus révélateur n'est pas l'incident lui-même mais la réaction institutionnelle. MAPS ne visionne les vidéos qu'après que des journalistes les exposent publiquement. Six ans d'aveuglement. Rick Doblin déclare alors que l'organisation pensait ne pas avoir besoin de revoir les enregistrements. Cette justification révèle l'ampleur du déni organisationnel.

L'affaire Buisson n'était pas isolée. CBC News révèle en 2022 que trois participants canadiens ont rapporté des "pics aigus d'idées suicidaires" pendant ou immédiatement après les essais. Un participant, contraint d'arrêter ses antidépresseurs pour participer, voit ses pensées suicidaires s'aggraver au point de chercher une hospitalisation psychiatrique. Réponse des thérapeutes : "fais confiance au processus".

Plus troublant encore : certains participants "ne répondaient plus aux critères TSPT" selon l'échelle MAPS mais souffraient en réalité de nouveaux symptômes non mesurés. Un participant de phase 3 témoigne : "J'étais activement suicidaire et j'avais des symptômes TSPT vraiment sévères... En rétrospective, je me décompensais psychiatriquement". Cette dissociation entre "guérison statistique" et réalité clinique préfigure l'échec réglementaire.

## Le précédent méthadone : la leçon oubliée

L'histoire devrait nous servir de guide. La méthadone, miracle thérapeutique des années 1990, a effectivement réduit de 80% les décès par surdose d'héroïne entre 1994 et 2002. Victoire ? Pas si vite. En 2021, selon l'ANSM, la méthadone tuait plus que l'héroïne en France avec 235 décès recensés. Les révolutions thérapeutiques ont toujours des coûts cachés découverts 20 ans plus tard.

Le MDMA suit exactement le même chemin. Nous célébrons les succès immédiats en ignorant les questions dérangeantes. Quelle sera la dépendance psychologique à ces "sessions transformatrices" ? Comment gérer les patients qui voudront revivre l'expérience hors cadre médical ? Les incidents durant les essais préfigurent-ils des dérives plus larges ?

## Les leçons internationales ignorées

L'aveuglement américain contraste avec la prudence internationale. Pendant que MAPS orchestrait sa campagne, d'autres pays adoptaient une approche plus mesurée. Santé Canada suspend tous les essais MDMA en avril 2022 suite aux révélations de CBC News. L'Australie, malgré l'autorisation de principe en 2023, impose des contraintes drastiques : pas de prescription hors milieu hospitalier, supervision psychiatrique obligatoire.

L'Europe reste encore plus sceptique. L'Agence européenne des médicaments n'a reçu aucune demande d'autorisation MDMA, consciente des failles méthodologiques américaines. **Les standards européens d'évaluation des psychédéliques restent ceux de la pharmacologie classique**.

Cette prudence internationale révèle l'isolement conceptuel des USA. Comme pour la méthadone - approuvée aux États-Unis en 1972, puis progressivement en Europe dans les années 90 avec plus de précautions - l'Amérique joue les cobayes thérapeutiques pour le reste du monde.

## L'exception épistémologique : pourquoi acceptons-nous l'inacceptable ?

Le plus fascinant dans cette affaire n'est pas l'échec réglementaire mais notre aveuglement collectif. Pour n'importe quel autre médicament, les standards appliqués au MDMA seraient considérés comme inadmissibles. Mais dès qu'on prononce le mot "psychédélique", les règles changent. Soudain, le "set and setting" devient plus important que le protocole. L'expérience subjective prime sur la mesure objective. Le témoignage émotionnel remplace l'analyse statistique.

Cette exception épistémologique révèle notre désespoir face à l'échec des approches conventionnelles. Les antidépresseurs classiques plafonnent, les thérapies cognitives s'essoufflent, et nous sommes prêts à suspendre notre jugement critique pour la promesse d'une solution radicale. C'est compréhensible humainement, catastrophique scientifiquement.

Un chercheur cité dans Schizophrenia Bulletin l'a parfaitement formulé : nous appliquons un cadre conçu pour l'aspirine à quelque chose qui ressemble plus à une chirurgie psychique. Sauf qu'une chirurgie, même complexe, reste évaluable objectivement. Le MDMA, lui, nous demande d'accepter que 8 heures de trip supervisé avec deux thérapeutes, de la musique et des masques sur les yeux constituent un protocole médical sérieux.

## La vraie révolution n'est pas celle qu'on croit

Ne nous méprenons pas : le MDMA a probablement des effets thérapeutiques réels. Les témoignages de patients transformés ne sont pas tous des illusions. Mais confondre potentiel thérapeutique et révolution médicale, c'est exactement le piège dans lequel nous tombons cycliquement.

La vraie révolution serait d'accepter que certaines approches thérapeutiques nécessitent des cadres d'évaluation différents, sans pour autant abandonner toute rigueur. Les "pragmatic trials" évaluant l'efficacité en conditions réelles plutôt qu'en laboratoire offrent une piste. L'utilisation de biomarqueurs objectifs (neuroimagerie, marqueurs inflammatoires) pourrait compléter l'analyse qualitative. Mais cela demande du temps, de la patience, et surtout l'humilité de reconnaître que nous ne savons pas encore évaluer correctement ces substances.

Au lieu de cela, nous préférons le cycle du hype : promesses miraculeuses, investissements massifs, échec réglementaire, désillusion, puis renaissance sous un nouveau nom dans dix ans. COMPASS Pathways avec la psilocybine suit déjà le même chemin, ajustant frénétiquement ses protocoles suite à l'échec du MDMA.

## L'éternel retour du même

Le rejet du MDMA par la FDA n'est pas un accident de parcours, c'est le retour du réel. Dans dix ans, nous découvrirons les coûts cachés de cette révolution manquée, comme nous avons découvert ceux de la méthadone. Entre-temps, les investisseurs auront empoché (ou pas) leurs profits sur le dos de l'espoir des patients, et ces derniers paieront la facture financière et humaine. Une attente entretenue exagérément et finalement déçue n’est jamais sans coût humain.

Ce qui est tragique, ce n'est pas l'échec du MDMA. C'est notre incapacité collective à apprendre de l'histoire. Nous continuons à osciller entre prohibition totale et enthousiasme naïf, sans jamais trouver la voie médiane d'une évaluation rigoureuse adaptée à ces substances particulières. Le marché des psychédéliques continuera à croître, porté par le désespoir croissant face à l'épidémie de troubles mentaux. De nouvelles molécules seront brandies comme la solution finale. De nouveaux Timothy Leary émergeront, avec leur cortège de promesses et de déceptions.

Le cycle du marronnier psychédélique peut reprendre. Rendez-vous dans dix ans pour le prochain épisode. Même promesses, mêmes échecs, mais avec de nouveaux acronymes et une valorisation boursière encore plus délirante. Parce que notre addiction collective aux solutions miracles est la seule dépendance que nous refusons de traiter.

Les chiffres qui disent ce qu'on veut : analyse d'une manipulation statistique

Illustration vectorielle de quatre chercheurs ou investisseurs observant avec inquiétude une courbe en baisse, métaphore de l’effondrement des chiffres miraculeux et de la manipulation statistique dans les essais cliniques psychédéliques.

## L'illusion statistique au service du capital

"Effect size" de 0,91 pour le MDMA, 67% de rémission du TSPT : les chiffres psychédéliques défient les lois de la pharmacologie. Trop beaux pour être vrais ? Pas seulement. Ils révèlent une manipulation statistique systématique qui transforme des artefacts méthodologiques en preuves d'efficacité. L'industrie psychédélique a perfectionné l'art de faire dire aux nombres ce qu'on souhaite.

Les essais MAPP1 et MAPP2, publiés dans Nature Medicine, affichent des résultats qui feraient pâlir n'importe quel laboratoire pharmaceutique : amélioration de 24,4 points sur l'échelle CAPS-5 pour le MDMA contre 13,9 pour le placebo. Pour contexte, les antidépresseurs classiques peinent à atteindre un "effect size" de 0,3. Cette performance statistique miraculeuse devrait immédiatement éveiller les soupçons de tout observateur critique.

Mais le miracle s'effondre dès qu'on examine les conditions de production de ces chiffres. Entre 26% et 88% des participants avaient déjà consommé de la MDMA selon les cohortes. Le biais de sélection est massif : 71% à 88% de participants blancs éduqués, une population qui ne ressemble en rien à celle réelle des vétérans traumatisés qu'on prétend soigner. La FDA elle-même note que Lykos a omis de rapporter certains événements indésirables, empêchant l'évaluation du potentiel d'abus.

## L'économie politique des "effect sizes"

Les "effect sizes" psychédéliques ne reflètent pas une efficacité thérapeutique mais des impératifs financiers. Quand COMPASS Pathways lève 125 millions de dollars en 2023, ces fonds ne financent pas de la recherche mais de l'ingénierie statistique sophistiquée. L'objectif semble alors de devoir produire des chiffres suffisamment impressionnants pour maintenir les valorisations délirantes.

La preuve par l'effondrement : juin 2025, COMPASS annonce des résultats "positifs" pour son essai phase 3 - différence de 3,6 points sur l'échelle MADRS versus placebo. Communiqué triomphant parlant de résultats "hautement statistiquement significatifs et cliniquement significatifs". Réaction des investisseurs : l'action chute de 46% en une séance. Pourquoi ? Parce que Wall Street attendait 5 points minimum. Cette déconnection révèle que les "seuils cliniquement significatifs" sont en réalité des seuils financièrement rentables.

Leonid Timashev de RBC Capital l'explique crûment : "les médecins spécialistes interrogés considèrent qu'un écart de 4 points minimum serait nécessaire." Traduction : même les praticiens favorables aux psychédéliques trouvent les résultats insuffisants. Quand vos propres supporters vous lâchent, c'est que la mayonnaise ne prend plus.

La comparaison avec la phase 2b de COMPASS est révélatrice : "effect size" de "plus de 4 points" versus une dose sub-thérapeutique de 1mg. Phase 3 versus placebo inerte : 3,6 points seulement. L'efficacité s'effondre dès qu'on adopte un vrai contrôle. Cette dégradation systématique prouve que les phases préliminaires surestiment massivement l'efficacité par des comparateurs inadéquats.

## Le p-hacking industrialisé

Le p-hacking est une pratique courante, souvent inconsciente, qui consiste à triturer les données jusqu’à obtenir un résultat “statistiquement significatif”. On modifie un critère, on élimine un sous-groupe, on change la variable principale, on refait l’analyse « juste pour voir »… et soudain, miracle : p < 0,05.

Ce seuil magique, censé distinguer le vrai du hasard, devient alors un outil de persuasion. Plus on teste, plus on finit par trouver un effet même s’il n’existe pas. C’est la loterie du chercheur moderne : multiplier les tickets jusqu’à décrocher un gain.

Dans la recherche psychédélique, ce procédé est devenu un mode de production systématique : analyses ajustées en cours d’étude, critères d’exclusion flexibles, redéfinition post-hoc des objectifs. On ne triche pas forcément, on “optimise”. Mais à force d’optimiser, on fabrique des illusions statistiques qui, à l’œil nu, ressemblent à des découvertes.

La recherche psychédélique a institutionnalisé les pratiques de p-hacking que dénonce la littérature méthodologique. Friese & Frankenbach démontrent en 2020 dans Psychological Methods comment "p-hacking et biais de publication interagissent pour déformer les estimations d'effect size". Les psychédéliques illustrent parfaitement ce mécanisme : adaptation des analyses en cours de route, exclusion sélective de données, redéfinition post-hoc des endpoints.

La méta-analyse de Luoma et al. (2020), citée comme "preuve définitive" de l'efficacité psychédélique, repose sur 9 études seulement. Neuf études pour "démontrer" l'efficacité de quatre substances différentes sur quatre pathologies distinctes. C'est de la généralisation statistiquement abusive. Plus grave : ces 9 études sont conduites par les mêmes équipes financièrement investies dans les résultats positifs. L’effect size « impressionnant » de 1,21 traduit avant tout une homogénéité méthodologique et institutionnelle des études, plus qu’une efficacité réellement démontrée.

Luoma et al. rapportent une hétérogénéité "non significative" (Q = 5,61, p = 0,69) statistiquement impossible avec des substances, populations et pathologies si différentes. Cela induit une homogénéité artificielle qui suggère une sélection post-hoc des études pour minimiser la variance. Le "failsafe N" de 193 - présenté comme preuve de robustesse - devient suspect dans ce contexte. Il faudrait 193 études négatives pour annuler l'effet... mais avec seulement 9 études positives publiées en 25 ans, où sont les centaines d'essais négatifs nécessairement conduits ?

## Le double-aveugle... à un oeil

Contrairement à ce que prétendent les chercheurs, l'impossibilité du double-aveugle n'est pas un "défi méthodologique regrettable" mais la stratégie centrale de l'industrie psychédélique. Car un vrai placebo révélerait l'absence d'efficacité spécifique.

Les données sont implacables : 94% des participants devinent correctement s'ils ont reçu la substance active. Les tentatives de placebo actif échouent systématiquement. La niacine avec ses bouffées de chaleur ? Personne ne confond une légère rougeur avec la dissolution de l'ego. Les microdoses ? Soit trop faibles pour tromper, soit suffisantes pour produire des effets. Plusieurs études récentes admettent avec une honnêteté rare : "Nos tentatives pour maintenir l'aveugle ont échoué de manière spectaculaire."

Mais au lieu d'abandonner face à cette impossibilité méthodologique, l'industrie transforme cet échec en argument marketing : "nos substances sont si puissantes qu'elles transcendent les méthodologies classiques". C’est une pirouette intellectuelle habile, mais scientifiquement très fragile.

Les conditions expérimentales maximisent délibérément l'effet placebo : musique soigneusement sélectionnée, masques sur les yeux, présence de deux thérapeutes pendant 8 heures, atmosphère quasi-religieuse. Avec humour je ne peux m'empêcher de penser que tout ce protocole ne mesure pas l'efficacité pharmacologique mais l'efficacité rituelle. Une étude PLOS ONE de 2024 le confirme : "l'alliance thérapeutique prédit fortement les "outcomes" dans les essais de psilocybine, parfois autant que la substance elle-même." Autrement dit : l'efficacité dépend plus de la qualité de l'accompagnement humain que de la molécule.

## Les populations fantômes

Les statistiques d'inclusion révèlent l'ampleur de la manipulation voulue ou pas : 71% à 88% de participants blancs, éduqués, souvent déjà familiers avec les psychédéliques. Les critères d'exclusion éliminent systématiquement les cas complexes : troubles psychotiques, addictions actives, médications multiples. On étudie une élite psychédélique auto-sélectionnée, puis on généralise à l'ensemble de la population psychiatrique.

Clinical Trials Arena rapporte en 2025 que les développeurs "redéfinissent leurs essais pour éviter le faux pas de Lykos". Traduction : ils affinent encore plus leur sélection pour maximiser les chances de succès. Les participants idéaux sont activement recherchés : stables psychologiquement malgré leur diagnostic, motivés, croyant au potentiel thérapeutique, disposant du temps et des ressources. Cette population représente peut-être 5% des patients réels en psychiatrie.

Rick Doblin de MAPS le reconnaît implicitement : son objectif n'est pas de prouver l'efficacité mais de "développer des contextes légaux pour les usages bénéfiques des psychédéliques". L'aveu est clair : peu importe la preuve en science, l'objectif est l'autorisation commerciale.

## L'effet thérapeute comme variable cachée

L'effet thérapeute atteint des sommets inédits dans ces études. Impossible de standardiser l'accompagnement durant une expérience psychédélique. Chaque thérapeute apporte sa personnalité, ses croyances, son style. Certains sont des guides spirituels déguisés en cliniciens, d'autres des techniciens médicaux mal à l'aise avec les dimensions mystiques.

Une étude de 2024 dans PLOS ONE montre que l'alliance thérapeutique prédit les "outcomes" autant que la substance. Mais comment randomiser l'empathie ? Comment contrôler la qualité d'une présence humaine ? Cette impossibilité n'est pas un détail mais le cœur du problème : **nous ne testons pas un médicament mais une relation thérapeutique amplifiée chimiquement**.

## Les biomarqueurs fantômes : Un siècle de promesses neurobiologiques trahies

Les tentatives pour objectiver les effets psychédéliques par des biomarqueurs révèlent le vide sous la surface. Mais cette quête illusoire s'inscrit dans une tradition centenaire de promesses neurobiologiques systématiquement déçues.

### L'échec de l'imagerie cérébrale

Les années 1980-1990 furent l'âge d'or des promesses de localisation cérébrale. L'IRMf allait "révolutionner" notre compréhension du cerveau. Le Comité Consultatif National d'Éthique français était déjà lucide en 2021 : "Les mesures physiologiques révélées par l'IRMf sont incertaines pour évaluer la pensée d'un individu car ce n'est que le corrélat entre une activité cérébrale mesurée physiquement et un *processus mental* souvent complexe." Plus brutal : "Ce n'est pas parce qu'une pensée évoquée par une tâche proposée au sujet est indiquée par une image que la mise en évidence de cette image indique la pensée."

Quarante ans plus tard, où en sommes-nous ? L'aire de Broca ne contrôle pas simplement "la production verbale" mais participe à des réseaux distribués variables. L'aire de Wernicke n'est plus "le centre de compréhension" mais un nœud dans des circuits dynamiques. Les neuroscientifiques admettent que "la région qui met en activité un maximum de cellules nerveuses n'est pas nécessairement celle qui est la plus importante sur le plan de la fonction."

### La débâcle génétique

Les années 2000 lancent la révolution génétique : les marqueurs vont révéler "les gènes" de la schizophrénie, de l'autisme, de la dépression. Résultats après 20 ans et des milliards investis :

Pour la schizophrénie, le Psychiatric Genomics Consortium identifie 287 loci génétiques en 2022... qui expliquent moins de 7% de la variance. Les "polygenic risk scores" les plus sophistiqués plafonnent à 8,1% de variance expliquée.

Pour l'autisme, malgré une héritabilité de 70-90% chez les jumeaux, les facteurs génétiques identifiés n'expliquent que 25-35% des cas. Les syndromes monogéniques ne représentent que 5-10% des cas.

Cette débâcle révèle l'absurdité conceptuelle : chercher "le gène de la schizophrénie" présuppose que "la schizophrénie" soit une entité biologique réelle, pas une construction nosographique culturellement déterminée. Je me dois de rappeler que la nosographie avait pour but initial que les cliniciens du monde entier puissent parler de la même chose (même syndrome) quand ils utilisaient un même mot. On imagine que l'*inventeur* de la schizophrénie et de l'autisme (E. Bleuler, 1908-1911) avait découvert les gènes marqueurs de ces syndromes, et que "autisme" aujourd'hui définit toujours exactement le même syndrome que celui décrit par Bleuler... ah non ? Il faut dire que pour Bleuler l'autisme qu'il avait défini en 1911 était un des symptômes de la schizophrénie qu'il avait aussi définie. Je sais je taquine.

### L'effondrement de la théorie sérotoninergique

Le coup de grâce vient en 2022. Une revue majeure dans Molecular Psychiatry par Joanna Moncrieff (UCL) conclut : "Il n'existe aucune preuve convaincante que la dépression soit causée par des anomalies de la sérotonine." Soixante ans de théorie du "déséquilibre chimique" s'effondrent. Aucune étude n'a jamais démontré que les personnes dépressives ont des taux de sérotonine inférieurs aux témoins.

La dopamine et la schizophrénie ? L'hypothèse dopaminergique, paradigme depuis les années 1960, explique une fraction minime des symptômes. Les marqueurs inflammatoires (CRP, IL-6, TNF-α) ? Ils fluctuent dans tous les sens selon les études, sans jamais prédire qui développera quoi. Je sais je fais vite pour cette partie... normal y a plus rien à voir. Je sais je continue de taquiner.

### Les psychédéliques répètent l'histoire

Les biomarqueurs psychédéliques contemporains reproduisent exactement ces patterns d'échec. "Hyperconnectivité" mesurée par IRMf : mêmes artefacts méthodologiques dénoncés depuis 40 ans. BDNF, CRP, S100B présentés comme "prédicteurs de réponse" : mêmes biomarqueurs qui ont échoué en psychiatrie générale. Recherche de "variants génétiques prédisant la réponse psychédélique" : même approche réductionniste qui a produit 20 ans d'échecs.

Chaque génération de neuroscientifiques croit naïvement que SA technologie va enfin résoudre les mystères. Les scanners allaient localiser la pensée. La génomique allait révéler les causes. Les psychédéliques vont "révolutionner" la psychiatrie. Dans 20 ans, nous découvrirons que l'hyperconnectivité était un artefact, que les marqueurs ne prédisaient rien, que les corrélations étaient du bruit statistique.

L'éternel retour de l'illusion neurobiologique.

On peut parfaitement m'opposer que je ne suis pas devin. C'est vrai. Je ne fais que constater une régularité méthodologique sous divers noms et dans la suite proposée, j'annonce les conclusions probables. J'applique exactement la méthode utilisée pour les psychédéliques.

## La méthodologie comme idéologie

Le parallèle avec les études en psychothérapie est éclairant. Une méta-analyse de 2019 dans Acta Psychiatrica pose la question qui fâche : "La psychothérapie fonctionne-t-elle vraiment ?" Réponse après analyse de centaines d'études : un "peut-être" peu convaincant. J'en ai fait un article sur psychaventure Le paradoxe des psychothérapies. Les psychédéliques reproduisent exactement les mêmes faiblesses, mais avec une intensité décuplée.

Ferguson & Heene ont démontré en 2012 la possibilité de "produire presque n'importe quel résultat méta-analytique désiré" selon les choix méthodologiques. Cette flexibilité n'est pas un bug mais une caractéristique du système : elle permet de produire les résultats nécessaires aux levées de fonds.

Cuijpers et al. (2021) le rappellent brutalement dans Acta Psychiatrica : “Plus de la moitié des patients recevant une thérapie ne répondent pas.” Si c’est vrai pour les psychothérapies conventionnelles, pourquoi les psychédéliques échapperaient-ils à cette réalité ? Les substances qui bouleversent la conscience ne révèlent pas l’efficacité d’un traitement mais l’inefficacité de nos méthodes d’évaluation.

## Conclusion : La vérité derrière les chiffres

Les psychédéliques n'affrontent pas une "crise méthodologique" : ils la révèlent. Ces substances ne produisent pas "d'effect sizes" impressionnants malgré les biais, mais **grâce** aux biais. Leur prétendue efficacité disparaît dès qu'on applique des standards méthodologiques rigoureux.

L'effondrement COMPASS illustre cette réalité : quand les investisseurs - pourtant motivés financièrement à croire aux résultats positifs - fuient massivement des données "significatives", c'est que la manipulation devient trop visible. Le marché, dans sa brutalité cynique, comprend ce que les régulateurs feignent d'ignorer : ces chiffres sont des constructions artificielles.

Les psychédéliques ne révolutionneront pas la psychiatrie. Ils révèlent simplement que notre système d'évaluation scientifique est manipulable par quiconque maîtrise suffisamment bien les statistiques et dispose d'assez d'argent pour financer les études nécessaires.

Dans vingt ans, nous découvrirons que ces "effect sizes" miraculeux cachaient des coûts que personne ne voulait mesurer : dépendance psychologique aux "expériences transformatrices", décompensations à long terme, effets neurotoxiques masqués. L'histoire de la médecine ne pardonne jamais aux révolutions trop belles pour être vraies. Les psychédéliques ne feront pas exception à cette règle implacable vu le départ présenté ici.

Psychédéliques et le mythe synaptique : Quand penser n'est pas connecter

Composition symbolique montrant des mains liées tenant des gélules devant des molécules et une double hélice d’ADN, représentant la dépendance intellectuelle au réductionnisme neurobiologique et le mythe de la connectivité synaptique comme clé de la pensée.

## L'illusion du substrat neuronal

Les neurosciences contemporaines ont consacré la connectivité synaptique comme matrice de la pensée humaine. Pourtant, aucun chercheur n'a jamais observé "la pensée" proprement dite dans une imagerie cérébrale. La question même de son existence chez l'humain reste philosophiquement ouverte. Freud savait que les concepts psychologiques n'étaient qu'un *bricolage* en attendant mieux. Cent ans plus tard, la vulgate réductionniste réinvente ce bricolage à plus grande échelle, habillé d'IRMf et de connectomes (carte complète des connexions neuronales).

Les psychédéliques accomplissent-ils le projet freudien ou perpétuent-ils les pires dérives du scientisme ? Quand Robin Carhart-Harris parle de "dissolution de l'ego" mesurable par imagerie fonctionnelle, nous voilà revenus aux phrénologies du XIXe siècle, simplement digitalisées. Cette prétention à localiser et quantifier des phénomènes psychiques complexes révèle **notre persistance à confondre corrélation neurale et explication causale**.

## Le réductionnisme synaptique : une extrapolation arbitraire

Bien que les neurosciences aient démontré que certaines fonctions cognitives émergent de l'intégration des réseaux synaptiques, cela ne suffit en rien à expliquer l'expérience subjective de la pensée ou ses contenus qualitatifs. Les modèles connexionnistes reposent sur des observations d'interactions et de plasticité, mais le passage du circuit biologique à l'acte de penser demeure un mystère conceptuel majeur que la philosophie des neurosciences qualifie d'"écart épistémologique".

Wolf Singer, dans "The Mind–Matter Dichotomy: A Persistent Challenge" publié dans European Journal of Neuroscience en mai 2025, rappelle que l'identification des corrélats neuronaux n'équivaut jamais à expliquer les phénomènes mentaux. Patricia Churchland elle-même, pourtant championne du matérialisme éliminativiste, reconnaît cette limite fondamentale. Quand Carhart-Harris (2012) puis Daws et al. (2022) observent une "hyperconnectivité" sous psilocybine, ils décrivent des variations statistiques dans l'activité cérébrale, pas une augmentation de la "pensée" - **concept** dont l'existence même reste débattue. Dit plus vulgairement : c'est qui qui regarde quand j'ai conscience d'avoir conscience que je me regarde ? Oui je sais, ça fait moins "académique" mais c'est quand même le fond et la base de la question. Si la conscience est une scène, mise en scène par l'activité du cerveau, pour qui est-elle mise en scène ? Encore dit autrement : c'est quoi le sujet qui se regarde ? Biologiquement s'entend.

De nombreux philosophes contemporains questionnent l'idée selon laquelle la "pensée" serait une entité concrète localisable dans le cerveau humain. Le "hard problem of consciousness" formulé par David Chalmers demeure : comment les sensations et les qualia (qualités subjectives de l’expérience vécue) émergent-elles des processus neuronaux ? Certaines écoles philosophiques soutiennent que pensée et cerveau sont deux aspects d'une substance commune mais non réductible l'un à l'autre : position du *neutral monism* de Bertrand Russell. Je n'y vois pour ma part qu'une resucée de la remarque d'Aristote sur la quantité et la qualité (qui ne serait en fin de compte qu'une quantité exprimée différemment) : ça semble brillant mais ça n'éclaire rien. Il fallait que je la place celle-là, je suis incorrigible.

Cette incertitude fondamentale devrait rendre suspecte toute prétention à "améliorer la pensée" via des manipulations chimiques du cerveau. Comment optimiser ce dont on ignore la nature et les propriétés ? Les découvertes récentes de nouveaux modes de communication neuronale, comme les champs électriques éphaptiques décrits et très étudiés depuis 2017, rendent obsolète toute tentative de circonscrire la pensée dans des réseaux synaptiques connus. Chaque avancée neurobiologique complexifie le portrait au lieu de le simplifier. Ce n'est pas une critique, c'est un constat. L'air de rien, 2017 aurait dû marquer un changement d'orientation des ressassées philosophiques sur la question mais c'est comme l'arbre du vivant, depuis la génétique et son incomparable percée dans le génome on sait que tout est faux mais on continue quand même, ça évite de devoir tout réapprendre. La stagnation due à la fainéantise, l'incompétence et la vanité en quelque sorte. Je sais, je devrais plutôt utiliser une formule plus académique genre "La stagnation due aux résistances institutionnelles et à l’inertie paradigmatique bla-bla-bla" mais le fond est bien celui que je décris.

## Le neuromythe psychédélique

Contrairement à ce que laissent croire les publications enthousiastes, les corrélations entre "dissolution de l'ego" et "diminution du DMN" (réseau du mode par défaut) restent statistiquement faibles et conceptuellement douteuses. Une méta-analyse récente révèle que les "effect sizes" varient de 0,2 à 0,8 selon les études, avec des intervalles de confiance qui se chevauchent largement. Cette variabilité massive suggère que **nous mesurons du bruit statistique**, pas un phénomène robuste.

Plus problématique : le concept même de "réseau du mode par défaut" reste controversé en neurosciences fondamentales. Comme le soulignent les critiques du réductionnisme neurobiologique, "mettre au même niveau la conscience et les neurones" représente un saut conceptuel injustifié. François Gonon, neurobiologiste au CNRS, dénonce cette "bulle spéculative" dans la Revue Esprit (2011), où il démontre comment le discours privilégiant la conception neurobiologique des troubles mentaux évolue indépendamment des progrès réels de la neurobiologie.

Les études d'hyperconnectivité sous psychédéliques souffrent des mêmes biais méthodologiques que ceux dénoncés pour les psychothérapies traditionnelles. Comment un cerveau "hyperconnecté" (Mortaheb et al. 2024) peut-il simultanément être "désynchronisé" comme le démontrent Siegel et al. dans Nature 2024 ? Cette contradiction conceptuelle révèle l'incohérence théorique sous-jacente. Comme le rappelle la littérature sur les neuromythes, ces "découvertes" résultent souvent de simplifications excessives de résultats expérimentaux.

## L'échec des psychothérapies : une crise généralisée

Les psychothérapies traditionnelles font face à une crise de reproductibilité qui ébranle leurs fondements. Michael Hengartner notait en 2018 dans Frontiers in Psychology que "les associations rapportées sont systématiquement gonflées, de nombreux résultats publiés ne se répliquent pas." Le Reproducibility Project: Psychology a révélé que seulement 36% des études psychologiques se répliquent avec succès.

Le biais d'allégeance théorique constitue un problème majeur : les résultats varient selon l'orientation du chercheur. L'efficacité réelle des psychothérapies, une fois les biais corrigés, apparaît modeste. Cuijpers et al. ont montré qu'après correction des biais de publication, l'efficacité se situe "légèrement au-dessus du seuil acceptable." Ferguson & Heene ont démontré en 2012 la possibilité de "produire presque n'importe quel résultat méta-analytique désiré" selon les choix méthodologiques.

Mais pourquoi ces critiques épistémologiques s'arrêteraient-elles aux portes des neurosciences psychédéliques ? Les études MAPS sur le MDMA présentent tous les défauts méthodologiques critiqués chez les psychothérapeutes classiques : impossibilité du double-aveugle (94% des participants devinent la substance active), biais de sélection massifs (71-88% de participants blancs éduqués), populations non représentatives, effet placebo démultiplié par le "setting" ritualisé.

## Les révolutions neurobiologiques ratées : un pattern récurrent

Chaque époque produit sa "révolution neurobiologique" promise. Les années 1950 célébraient les lobotomies d'Egas Moniz - Prix Nobel 1949 pour avoir "découvert" que sectionner les lobes frontaux guérissait les psychoses. Quand j'ai écrit cela j'ai dû vérifier à nouveau que ma mémoire ne me jouait pas des tours. Les années 1980 proclamaient que les antidépresseurs allaient "révolutionner" la psychiatrie grâce à la "théorie sérotoninergique". Nous savons maintenant que cette théorie était scientifiquement infondée et que l'efficacité des antidépresseurs ne dépasse guère le placebo selon les méta-analyses récentes.

Là c'est trop gros, il faut pour une fois que je prenne le temps d'argumenter très sérieusement.

L'industrie des antidépresseurs illustre parfaitement comment une "révolution neurobiologique" peut persister économiquement bien au-delà de sa réfutation scientifique. Le marché mondial se chiffre en dizaines de milliards selon diverses estimations commerciales, avec des projections variant considérablement selon les sources, une expansion qui contraste radicalement avec la remise en question fondamentale survenue en juillet 2022. Cette date marque la publication par Moncrieff et ses collègues dans *Molecular Psychiatry* de l'étude établissant qu'aucune preuve convaincante ne démontre que la dépression soit causée par de faibles niveaux de sérotonine (Nature, 19 juillet 2022).

Cette révélation scientifique majeure n'a pourtant pas ralenti la machine commerciale. Aux États-Unis, les prescriptions d’antidépresseurs ont considérablement augmenté chez les adolescents et jeunes adultes selon plusieurs études récentes, avec des hausses variables selon les populations étudiées. Ces chiffres révèlent une progression saisissante qui interroge sur les véritables motivations thérapeutiques.

L'expansion historique de ce marché s'est notamment appuyée sur l'invention du concept de "dépression masquée" dans les années 1970-1980. Cette notion permettait de diagnostiquer une dépression chez des patients présentant uniquement des symptômes somatiques – douleurs chroniques, troubles gastro-intestinaux, fatigue – sans signes psychiques évidents. L'analyse critique de Tom Bschor révèle que "la raison principale de l'immense succès de ce diagnostic était la possibilité tentante de regrouper des patients présentant une multitude de symptômes somatiques peu explicables sous un concept unique" et, plus crucial encore, que "ce concept permettait de dériver un traitement uniforme : la pharmacothérapie avec des antidépresseurs" (PubMed, mai 2002).

Ce diagnostic fourre-tout a été progressivement abandonné en raison de "l'expansion de ce diagnostic sur un grand nombre de troubles" et de "l'absence continue de clarté du concept" (PubMed, mai 2002). Les recherches sur son efficacité thérapeutique n'ont jamais démontré de bénéfice spécifique des antidépresseurs pour ces symptômes somatiques. Le concept est tombé en désuétude précisément parce qu'il "permettait de regrouper sous une étiquette unique des patients présentant des symptômes variés et mal expliqués", facilitant ainsi la prescription systématique sans justification clinique solide (PubMed, mai 2002).

Le plus troublant reste l'inertie cognitive du public face aux révélations scientifiques. Malgré la publication de preuves robustes démontrant l'absence de fondement de la théorie sérotoninergique, la majorité de la population continue de croire que la dépression résulte d'un déséquilibre chimique (University College London, juillet 2022). Les projections du marché confirment cette inertie.

Cette situation révèle un paradoxe fondamental de notre époque : une industrie pharmaceutique de dizaines de milliards USD qui continue de prospérer sur des bases scientifiques réfutées, soutenue par des croyances populaires que les institutions médicales peinent ou refusent de corriger. L'antidépresseur devient ainsi le parfait symbole d'une médecine où la science cède le pas au marketing, où l'évidence clinique s'efface devant l'évidence comptable.

Je ne peux m'empêcher de vous livrer mon témoignage direct datant de la fin des années 80 et début des années 90 : dans les milieus "psy" de l'époque tout le monde (sauf les enseignants de psychopharmacologie évidemment) était sceptique quant à l'efficacité réelle de ces médicaments car les psychiatres qui assuraient nos cours n'en avaient pas un seul échantillon à nous proposer lors des présentations de patients (c'est-à-dire aucun cas de guérison ou d'amélioration telle qu'annoncées dans les études). Par contre il n'était pas un séminaire, une conférence, un colloque où des discussions pendant les pauses n'évoquaient les effets secondaires non désirés importants de ces médicaments. C'est moins académique comme argumentation mais c'est juste pour la cas où des personnes d'une soixantaine d'années et plus aujourd'hui vous diraient la main sur le coeur : "mais on ne savait pas."

Les psychédéliques reproduisent exactement le même pattern : promesses révolutionnaires basées sur des corrélations neurologiques, études biaisées, enthousiasme médiatique, puis découverte progressive des limites et effets indésirables. La seule différence : la sophistication technologique des outils de mesure.

Comme l'analyse la littérature sur les neuromythes, ces cycles reflètent notre "neurophilie" collective : cette fascination pour les explications cérébrales qui nous fait accepter des standards de preuve que nous refuserions ailleurs. Le discours privilégiant la conception neurobiologique des troubles mentaux évolue indépendamment des progrès de la neurobiologie, servant principalement à évacuer les questions sociales et existentielles.

## Fenêtres de neuroplasticité : mécanisme ou métaphore ?

Les psychédéliques induisent certes des changements neurobiologiques observables. Ly et al. ont publié en 2018 dans Cell que les psychédéliques sont des "psychoplastogènes" promouvant la plasticité neuronale. Le récepteur 5-HT2A médiatise ces effets : la kétansérine, qui bloque ce récepteur, abolit la capacité du DMT et du LSD de promouvoir la croissance des neurites.

Mais que signifie réellement cette neuroplasticité ? L'augmentation de la densité des épines dendritiques représente-t-elle vraiment de "nouvelles possibilités de pensée" ou simplement une réaction chimique du tissu neuronal ? **La confusion entre changement structural et amélioration fonctionnelle constitue un saut conceptuel injustifié**. C'est du moins ce qu'il me semble. Comme le soulignent les critiques du réductionnisme, observer des modifications cérébrales ne nous dit rien sur leur signification psychologique ou existentielle.

La fenêtre temporelle de cette plasticité (quelques heures à quelques jours selon les études récentes) pose aussi question. Si la transformation psychique était vraiment liée à ces changements structuraux, pourquoi les bénéfices thérapeutiques revendiqués persisteraient-ils au-delà de cette fenêtre ? Cette incohérence temporelle suggère que nous confondons corrélation et causation.

## Double standard épistémologique : la complaisance sélective

L'analyse critique révèle un double standard troublant. Nous dénonçons assez justement la crise de reproductibilité en psychothérapie : seulement 36% des études psychologiques se répliquent, les "effect sizes" sont gonflés, les biais d'allégeance contaminent les résultats. Mais ces critiques épistémologiques disparaissent mystérieusement quand il s'agit des "neurosciences psychédéliques".

Cette double mesure épistémologique révèle un biais cognitif majeur : nous sommes plus critiques envers les approches traditionnelles qu'envers les innovations technologiques. C'est exactement ce que dénonce la littérature sur les neuromythes : notre fascination pour les "explications cérébrales" suspend notre esprit critique. Les images colorées d'IRMf exercent un pouvoir de séduction qui court-circuite notre raisonnement.

L'illusion persiste car elle flatte notre époque : impatience thérapeutique, fascination technologique, spiritualité de substitution biologisée. Mais cette séduction même devrait nous alerter sur la nature idéologique du phénomène. Quand la science devient promesse de salut, elle cesse d'être science. C'est du moins là aussi ce que je pense.

## L'hyperconnectivité : paradoxe conceptuel

Les études récentes décrivent une "hyperconnectivité" cérébrale sous psychédéliques. Mortaheb et al. (2024) parlent d'"hyperconnected pattern" tandis que Tagliazucchi et al. évoquent une intégration inhabituelle de réseaux cérébraux normalement ségrégués. Mais cette description soulève des questions méthodologiques : les travaux récents décrivent une hyperconnectivité entre réseaux corticaux, tandis que d’autres rapportent une désynchronisation locale/temps-fréquence. Ce contraste apparent tient probablement aux échelles de mesure et aux métriques employées (connectivité fonctionnelle moyenne entre réseaux vs. synchronie locale/fréquentielle), et souligne la fragilité des inférences psychologiques tirées de ces signaux.

Cette contradiction révèle la fragilité conceptuelle du modèle. Nous projetons sur les données neurobiologiques des concepts psychologiques mal définis ("ego", "conscience", "créativité") puis prétendons les avoir "découverts" dans le cerveau. C'est une forme sophistiquée de raisonnement circulaire : nous trouvons ce que nous cherchons parce que nous l'avons présupposé.

L'idée que plus de connexions équivaut à "mieux penser" relève du mythe technologique. Les patients schizophrènes montrent aussi des patterns d'hyperconnectivité : faut-il y voir une forme supérieure de cognition ? L'autisme s'accompagne parfois d'une connectivité atypique : est-ce une pathologie ou une variation ? Ces questions montrent clairement l'arbitraire de nos jugements de valeur neurobiologiques. Et là où on en reste à des jugements de valeur il ne peut y avoir de science.

## Biomarqueurs : la promesse d'objectivité

Les études récentes identifient des biomarqueurs potentiellement prédictifs : BDNF, CRP, S100B - marqueurs très souvent non spécifiques en psychiatrie, y compris hors psychédéliques. L'étude EMBRACE de 2024 parle de "biomarqueurs sanguins prédisant la réponse aux médicaments." Mais ces marqueurs mesurent l'inflammation et la plasticité cellulaire, pas "l'amélioration psychique". Encore une fois, nous confondons le substrat biologique avec l'expérience vécue.

L'histoire de la médecine est jonchée de biomarqueurs prometteurs qui se sont révélés non spécifiques ou non prédictifs. Le dosage de la sérotonine devait prédire la dépression : il ne prédit rien. Les marqueurs génétiques devaient révolutionner la psychiatrie : ils expliquent moins de 5% de la variance. Pourquoi les biomarqueurs psychédéliques seraient-ils différents ?

## Conclusion : penser n'est pas connecter

Les psychédéliques n'accomplissent pas le projet freudien, ils le trahissent. Freud cherchait à comprendre la complexité psychique dans son irréductibilité ; les psychédéliques la réduisent à des patterns d'activation neuronale. Freud admettait les limites épistémologiques de ses concepts ; leurs successeurs les transforment en dogmes neurobiologiques mesurables.

Cette prétendue "révolution" n'est qu'un recyclage high-tech de vieux réductionnismes. Dans vingt ans, nous découvrirons que la neuroplasticité psychédélique cache des coûts neurobiologiques, comme nous avons découvert la neurotoxicité à long terme de nombreux psychotropes. Entre-temps, nous aurons perdu une génération de thérapeutes formés à penser la psyché comme un circuit électronique.

Le vrai défi reste intact : accompagner la souffrance humaine sans la réduire à des mécanismes synaptiques. Freud l'avait compris en parlant de "bricolage conceptuel" nécessaire. Ses héritiers neuroscientifiques l'ont oublié, fascinés par leurs nouveaux jouets technologiques. Que je sois clair : je n'ai rien contre l'idée qu'on puisse parvenir à découvrir la pensée dans les circuits synaptiques. Mais pour ce faire il faut qu'on définisse réellement la pensée, son existence. Descartes n'a pas réussi à mettre en doute son assertion, mais est-ce pour autant que la pensée telle que nous la supposons, imaginons, existe ? Sans la découverte préliminaire du substrat physique de la mémoire et de ses propriétés (car il me semble assez naïf d'imaginer trouver le corrélât parfait entre un élément physique et un souvenir) il me semble impossible d'avancer plus avant sur la question de la pensée.

En attendant ces découvertes, et avec les enseignements tirés de l'étude des pathologies traumatiques nous en sommes à ceci pour l'instant : penser n'est pas connecter, souffrir n'est pas dysfonctionner, guérir n'est pas optimiser. Les psychédéliques nous ramènent cent ans en arrière, à l'époque où l'on croyait localiser l'âme dans la glande pinéale. La sophistication technologique masque mal la pauvreté conceptuelle. Tant que nous confondrons carte et territoire, cerveau et esprit, nous resterons prisonniers de nos propres mythologies scientistes, simplement redécorées aux couleurs de l'époque. L'impatience, née ici dans l'appât du gain, ne nous aide en rien, c'est même plutôt l'inverse que cela produit.