Le Billion Bullshit : Comment l'industrie de la santé mentale fabrique ses propres clients

Des médecins parlent de catégories de patients

## L'anxiété comme produit dérivé

"Plus d'un milliard de personnes souffrent de troubles mentaux dans le monde." Cette statistique de l'Organisation mondiale de la santé circule massivement depuis septembre 2025, reprise en boucle sur les réseaux sociaux, amplifiée par les influenceurs Bien-être, citée dans les campagnes *corporate* de "sensibilisation". Un chiffre rond, frappant, qui sonne comme une apocalypse psychologique planétaire.

Mais que cache réellement cette donnée ? Comment en sommes-nous arrivés à considérer que 14% de la population mondiale souffre de pathologies mentales nécessitant une intervention médicale ? L'expansion continue des chiffres (de 970 millions en 2019 à plus d'un milliard aujourd'hui) reflète-t-elle une véritable détérioration de la santé mentale collective (malgré l'augmentation du nombre de professionnels avec l'augmentation de la population), ou assistons-nous à quelque chose de plus insidieux ?

Le timing de cette annonce n'est pas anodin : elle coïncide avec l'Assemblée générale de l'ONU sur la santé mentale, moment stratégique pour mobiliser financements et attention politique. Derrière ces chiffres alarmants se dessine une réalité troublante : l'industrie de la santé mentale a découvert comment transformer l'anxiété existentielle normale en pathologie monétisable, créant une demande infinie pour des services lucratifs.

## Anatomie d'une inflation diagnostique planifiée

### Les chiffres de l'OMS déconstruits

L'analyse détaillée des données de l'OMS révèle une méthodologie pour le moins élastique. "Les troubles anxieux et dépressifs représentent la majorité des cas", nous dit-on. Mais ces catégories sont devenues des fourre-tout diagnostiques où se retrouvent pêle-mêle les véritables pathologies invalidantes et ce que l'organisation elle-même qualifie de "conditions légères à modérées".

Cette inclusion systématique des formes subcliniques gonfle artificiellement les statistiques. Les seuils diagnostiques ont été continuellement abaissés depuis la publication du DSM-III (classification internationale des maladies mentales), transformant progressivement des variations normales du comportement humain en pathologies médicales. Le manuel diagnostique de référence en psychiatrie est passé de 106 troubles en 1952 (DSM-I) à plus de 347 troubles en 2013 (DSM-5), une expansion vertigineuse qui défie toute explication épidémiologique rationnelle.

L'introduction des "troubles du spectre" a élargi considérablement les critères d'inclusion. Plus révélateur encore : la suppression de "l'exclusion pour deuil" dans le DSM-5 signifie qu'une personne endeuillée peut désormais être diagnostiquée dépressive après seulement deux semaines de tristesse. Le chagrin normal est devenu pathologie.

### La machine à pathologiser d'Allen Frances

Allen Frances n'est pas n'importe quel critique de la psychiatrie moderne. En tant qu'ancien président de la Task Force du DSM-IV, son témoignage a valeur de confession. "Nous avons involontairement contribué à trois fausses épidémies", reconnaît-il publiquement. Les chiffres donnent le vertige : l'autisme a augmenté de plus de 4000% depuis les années 1990, 11% des enfants américains sont diagnostiqués TDAH, et les diagnostics de trouble bipolaire chez l'enfant ont explosé de 4000% en quinze ans.

Frances détaille les mécanismes de cette inflation : abaissement des seuils diagnostiques (moins de symptômes requis pour poser un diagnostic), raccourcissement des durées (des périodes plus courtes de manifestations symptomatiques suffisent désormais), et création de "conditions sous-seuil" c'est-à-dire des pathologies partielles mais néanmoins monétisables. Chaque modification du manuel crée mécaniquement des millions de nouveaux "malades".

Dans son livre "Saving Normal", Frances dénonce particulièrement le trouble de stress post-traumatique (TSPT) élargi au point d'inclure pratiquement toute expérience difficile, ou le trouble de l'humeur disruptif avec dysrégulation émotionnelle (DMDD) qui pathologise les colères infantiles normales.

### L'industrie pharmaceutique comme amplificateur

Le rôle de l'industrie pharmaceutique dans cette expansion diagnostique est largement documenté. Le trouble d'anxiété sociale, pratiquement inconnu avant les années 1990, est devenu une épidémie après la campagne marketing de GlaxoSmithKline pour le Paxil. La théorie du "déséquilibre chimique" dans le cerveau, **jamais scientifiquement prouvée de manière conclusive**, continue d'être promue car elle justifie la prescription massive d'antidépresseurs.

Les liens financiers entre l'industrie pharmaceutique et les experts rédigeant les manuels diagnostiques sont régulièrement dénoncés par les professionnels critiques. Ces proximités posent des questions légitimes sur l'indépendance des critères diagnostiques établis et sur les conflits d'intérêts potentiels dans l'expansion continue des catégories diagnostiques.

Ce mécanisme d’expansion du champ pathologique n’est pas propre à la santé mentale. L’exemple de l’hypertension est particulièrement éclairant. Dans les années 1980 et 1990, une tension artérielle de 13/9 (130/90 mmHg) était considérée comme normale ou, au pire, « limite haute » , certainement pas une indication de pathologie ni de traitement automatique chez un adulte jeune. Le seuil officiellement retenu pour parler d’hypertension nécessitant une prise en charge était de 14/9 (140/90 mmHg).
Or, depuis 2017, sous l’impulsion des grandes sociétés "savantes" américaines (AHA/ACC), le diagnostic d’hypertension commence désormais à partir de 13/8 (130/80 mmHg). Cette redéfinition a instantanément fait basculer des dizaines de millions de personnes dans la catégorie des « malades », sans qu’elles aient vu leur état empirer. Le résultat ? Ce qui était, il y a quarante ans, une variation anodine, est aujourd’hui médicalisé, surveillé, pris en charge, avec une forte incitation à la prescription précoce. Ce glissement, abondamment discuté dans la littérature, s’accompagne d’interrogations sur les conflits d’intérêts au sein des groupes d’experts, dont plusieurs entretiennent des liens structurels avec l’industrie des anti-hypertenseurs.
Cette évolution démontre que l’abaissement des seuils de normalité, loin de s’arrêter à la sphère psychique, infiltre toute la médecine moderne : le malaise existentiel devient trouble mental ; la tension un peu haute, maladie chronique ; l'échec scolaire une suspicion de HPI (j'en parle dans cet article *HPI le mythe lucratif*). À chaque fois, la frontière de la « santé » recule… et celle de la clientèle potentielle s’élargit.

## La commercialisation de la vulnérabilité psychologique

### L'écosystème économique de l'anxiété

Le marché global de la santé mentale représente plusieurs centaines de milliards de dollars annuellement. Le secteur des applications de bien-être mental, valorisé à 11,18 milliards de dollars, devrait atteindre 45,65 milliards d'ici 2034. La télé-psychiatrie a explosé post-COVID, créant un nouveau canal de distribution pour les services psychologiques.

BetterHelp, leader du marché avec 7 millions d'utilisateurs, a été condamné en 2023 à une amende de 7,8 millions de dollars par la Federal Trade Commission pour avoir partagé les données sensibles de ses utilisateurs avec Facebook, Snapchat et d'autres plateformes publicitaires, malgré ses promesses de confidentialité. Les applications d'auto-diagnostic prolifèrent, monétisant l'anxiété des utilisateurs tout en les encourageant à s'auto-pathologiser. Les influenceurs *wellness* (Bien-être) vendent du "coaching informé par le trauma" sans formation médicale sérieuse.

### Le marketing de la détresse

Les stratégies marketing sont sophistiquées. Les campagnes de "sensibilisation à la santé mentale" servent souvent de cheval de Troie commercial, normalisant le recours aux services payants. Les entreprises pratiquent le "purpose-washing" (qui insiste sur l’instrumentalisation d’une cause noble comme outil marketing), utilisant la santé mentale comme outil de communication tout en négligeant par exemple les conditions de travail génératrices du stress dénoncé dans la campagne.

**Le vocabulaire clinique a envahi le langage quotidien.** On ne vit plus de déceptions amoureuses mais des "traumas relationnels". L'anxiété avant un examen devient "trouble anxieux". Cette inflation thérapeutique pathologise les émotions normales et crée un effet nocebo documenté : les campagnes de sensibilisation peuvent paradoxalement augmenter les symptômes par auto-suggestion. Plus grave, ce phénomène détourne les ressources limitées vers les "inquiets bien-portants" au détriment des personnes souffrant de pathologies sévères.

## Thomas Szasz avait raison : la critique fondamentale

### "The Myth of Mental Illness" : Pertinence actuelle

Plus de soixante ans après sa publication, "Le Mythe de la maladie mentale" de Thomas Szasz reste d'une actualité troublante. Ses arguments centraux se trouvent confirmés : absence persistante de marqueurs biologiques fiables pour la majorité des "troubles" psychiatriques, confusion systématique entre détresse existentielle et pathologie médicale, enfin l'utilisation de la psychiatrie comme mécanisme de contrôle social déguisé en soin médical.

Szasz soutenait que la psychiatrie médicalisait des "problèmes de vie" en les transformant en maladies. Cette analyse prend une résonance particulière à l'ère des réseaux sociaux où chaque difficulté relationnelle devient "toxique", chaque préférence personnelle un "trouble", chaque réaction émotionnelle normale un symptôme pathologique. Le "gaslighting", terme emprunté à la psychiatrie, est désormais utilisé pour décrire tout désaccord dans un couple. Le "trauma bonding" explique pourquoi on reste dans des relations compliquées. Les "déclencheurs" (triggers) transforment la vie quotidienne en champ de mines psychologiques.

### La psychiatrisation comme mécanisme d'hégémonie

Les chercheurs distinguent aujourd'hui deux formes de psychiatrisation. La psychiatrisation "top-down" s'opère par l'expansion du DSM comme "empire épistémique", exportant le modèle occidental de santé mentale vers toute la planète, médicalisant les variantes normales du comportement humain selon des normes culturellement situées.

La psychiatrisation "bottom-up" émerge de la demande des consommateurs eux-mêmes pour des diagnostics, amplifiée par les réseaux sociaux où l'auto-pathologisation devient virale. Les groupes de défense des patients créent parfois leurs propres "épidémies" en élargissant constamment les critères d'inclusion. Sur TikTok, des millions de jeunes s'auto-diagnostiquent TDAH, autiste ou trouble de la personnalité borderline après avoir visionné quelques vidéos.

### Christopher Lasch et la culture thérapeutique

Dans "La Culture du narcissisme" (1979), Christopher Lasch anticipait avec une précision remarquable notre époque. Il décrivait l'émergence d'une "mentalité thérapeutique" où la santé mentale deviendrait le nouveau salut moderne, transformant les citoyens en patients perpétuels. Son analyse du narcissisme institutionnalisé via le vocabulaire psy trouve une résonance particulière dans notre époque obsédée par le "self-care" et le développement personnel.

Lasch voyait dans cette psychologisation de l'existence une forme d'aliénation qui détourne l'attention des problèmes sociaux structurels vers une quête infinie d'amélioration personnelle. Le "travail sur soi" devient l'horizon indépassable, occultant les déterminants sociaux, économiques et politiques de la souffrance. J'ose affirmer ici : ceux qui nous rendent malheureux !

## Les vrais coûts de l'alarmisme

### Détournement des ressources

La "loi des soins inversés" s'applique cruellement à la santé mentale : les ressources sont dirigées vers les conditions légères au détriment des cas sévères. Les "inquiets bien-portants" saturent les services, créant des délais d'attente insoutenables pour ceux qui ont de véritables besoins. Avec seulement 13 professionnels de santé mentale pour 100 000 personnes au niveau mondial, cette mauvaise allocation des ressources a des conséquences dramatiques.

Des professionnels de terrain témoignent : les consultations pour "burn-out" léger ou anxiété sociale mobilisent des créneaux qui manquent cruellement aux patients psychotiques ou suicidaires. Les thérapies longues pour des problématiques existentielles normales privent les malades graves d'un suivi régulier.

### Effets iatrogènes des campagnes

Les recherches de Lucy Foulkes (2024) dans le British Journal of Psychiatry documentent un paradoxe troublant : les campagnes de sensibilisation peuvent être potentiellement nocives. L'augmentation des auto-références aux services de santé mentale ne s'accompagne pas d'amélioration clinique mesurable. Pire, le "diagnostic overshadowing" fait que la vraie détresse est parfois minimisée, noyée dans le flot des pathologies légères.

Les études suggèrent qu'une proportion significative des diagnostics de dépression pourraient être erronés, résultant d'une confusion entre tristesse normale et pathologie. Cette sur-pathologisation des activités quotidiennes crée des "carrières de patients" iatrogènes, où l'identité de malade mental devient centrale dans la construction de soi. Des jeunes adultes structurent leur personnalité entière autour de diagnostics multiples, limitant paradoxalement leurs capacités d'adaptation.

## Cui bono ? Qui profite de la pandémie inventée ?

### L'écosystème bénéficiaire

Les bénéficiaires de cette inflation diagnostique forment un écosystème complexe. L'industrie pharmaceutique engrange 15 milliards de dollars annuels rien qu'avec les antidépresseurs (allez voir du côté de l'histoire de l'invention du concept de dépression masquée et posez-vous la question du marché qui s'est alors ouvert, vous verrez c'est amusant). Les plateformes de thérapie digitale atteignent des valorisations milliardaires. Le marché du "corporate wellness" pèse des milliards. Les programmes universitaires de formation en psychologie voient leurs inscriptions exploser.

Au niveau institutionnel, l'OMS justifie des financements internationaux croissants. Les gouvernements trouvent commode de médicaliser des problèmes sociopolitiques complexes. Les départements universitaires de psychologie connaissent une expansion sans précédent. Les assurances santé profitent de la standardisation des diagnostics pour calibrer leurs remboursements.

### Les perdants invisibles

Les véritables victimes de cette inflation sont paradoxalement les vrais malades mentaux. Les personnes souffrant de schizophrénie ou de trouble bipolaire sévère voient leurs soins se réduire, noyés dans la masse. Les services publics, débordés par l'afflux de cas légers, ne peuvent plus assurer un suivi adéquat des pathologies lourdes. La banalisation diagnostique accroît paradoxalement la stigmatisation des maladies mentales graves.

## Pour une écologie de la détresse humaine

### Repenser radicalement notre approche

Il est temps de développer une véritable écologie de la santé mentale. Cela commence par dé-pathologiser l'anxiété existentielle normale, reconnaître que vivre implique nécessairement des moments de souffrance qui ne sont pas des maladies. La tristesse après une rupture, l'anxiété avant un entretien d'embauche, la colère face à l'injustice sont des réactions humaines saines, pas des symptômes.

Il faut distinguer clairement la détresse sociale – causée par la précarité, l'isolement, l'absence de sens – de la pathologie individuelle nécessitant une intervention médicale. Le chômage de masse, la destruction des liens sociaux, l'aliénation au travail ne se soignent pas avec des antidépresseurs mais par des transformations structurelles. Visiblement ici je rejoins celles et ceux qui ont prêché et tentent encore de prêcher la bonne parole : rien ne change dans l'exploitation de l'humain par l'humain. Je sais ça n'est pas très "tendance" mais c'est ce que j'observe sans aucune difficulté tellement c'est évident et insistant.

### Solutions alternatives concrètes

Les véritables facteurs protecteurs de la santé mentale sont connus et documentés : liens sociaux solides, sentiment d'utilité, autonomie personnelle, accès à la nature, activité physique régulière (pas dans les salles de gym avec contrainte horaire et promiscuité évidemment), sommeil de qualité, alimentation équilibrée, pratiques contemplatives. Plutôt que de médicaliser systématiquement la détresse, nous devrions renforcer ces fondamentaux.

Des initiatives prometteuses émergent : les "maisons de répit" non-médicalisées pour les crises psychiques, les groupes de parole entre pairs, les approches communautaires de la santé mentale, la prescription sociale (activités culturelles, sportives, associatives). Ces alternatives, moins coûteuses et souvent plus efficaces, peinent à se développer face au rouleau compresseur de l'industrie.

Une régulation stricte du marketing de la santé mentale s'impose pour protéger les populations vulnérables. L'interdiction de la publicité directe pour les psychotropes (comme en Europe), l'encadrement des applications de santé mentale, la formation des professionnels à la dé-prescription sont des pistes urgentes.

## Conclusion : Sortir du piège thérapeutique

La question centrale demeure : avons-nous vraiment un milliard de "malades mentaux" sur Terre ? Ou avons-nous un milliard d'êtres humains confrontés aux défis normaux d'une existence de plus en plus complexe et aliénante, transformés en clients d'une industrie qui a tout intérêt à les maintenir dans un état de dépendance thérapeutique perpétuelle ?

L'alarmisme en santé mentale ne fait pas que vendre : il crée sa propre demande, transforme la condition humaine en pathologie rentable, et détourne l'attention des véritables déterminants sociaux de la souffrance psychique. Pendant que nous médicalisons la tristesse et pathologisons l'anxiété, les causes structurelles de la détresse **– inégalités croissantes, précarisation généralisée, destruction du lien social, perte de sens collectif –** restent intactes.

Il est temps de sortir de cette spirale mortifère et de retrouver une approche plus humaine, moins médicalisée, de nos inévitables difficultés existentielles. Cela ne signifie pas nier la réalité des maladies mentales graves, mais refuser leur instrumentalisation commerciale et la pathologisation systématique de l'expérience humaine. L'alternative existe : une société qui prend soin de ses membres sans les transformer en patients, qui reconnaît la souffrance sans la médicaliser systématiquement, qui traite les causes plutôt que de multiplier les diagnostics.

Le véritable scandale n'est pas que nous souffrions : c'est humain. Le scandale est qu'on transforme cette souffrance en marchandise, qu'on la déconnecte de ses causes sociales, et qu'on en fasse le carburant d'une industrie milliardaire qui prospère sur notre mal-être collectif mais à l'échelle individuelle nous rendant finalement coupable de notre propre mal-être.

Premier smartphone avant 13 ans : menace réelle ou panique morale ? Décryptage d'une nouvelle étude mondiale

Un enfant mécontent des interdictions des outils numériques pour lui

Une étude récente de Sapien Labs, publiée dans le Journal of Human Development and Capabilities, établit un lien entre l'âge du premier smartphone et la santé mentale des jeunes adultes. Mais que vaut vraiment cette recherche ? Et surtout, comment interpréter ces résultats sans tomber dans le piège de l'alarmisme qui pourrait finir par créer plus d'anxiété qu'il n'en prévient ?

## Un débat qui ne date pas d'hier

Avant d'examiner cette nouvelle étude, il est important de replacer ce débat dans son contexte historique. La question de l'impact des nouvelles technologies sur la jeunesse n'est pas nouvelle. Dans les années 1950, c'était la télévision qui suscitait les mêmes inquiétudes. Les parents craignaient que leurs enfants deviennent passifs, violents ou asociaux à force de regarder l'écran cathodique. Dans les années 1980, les jeux vidéo ont pris le relais comme nouveau bouc émissaire de tous les maux de la jeunesse.

Aujourd'hui, ce sont les smartphones et les réseaux sociaux qui cristallisent nos angoisses collectives. Cette récurrence historique devrait nous inviter à la prudence : chaque génération a tendance à diaboliser les innovations technologiques adoptées par la suivante. Cela ne signifie pas qu'il faille ignorer les risques potentiels, mais plutôt les examiner avec rigueur scientifique et recul historique.

## L'étude Sapien Labs 2025 : une analyse détaillée

Cette étude initialement publiée en 2023 a été mise à jour en 2025.

### La méthodologie en détail

L'équipe de recherche dirigée par Tara Thiagarajan, fondatrice et directrice scientifique de Sapien Labs, a interrogé plus de 131 000 jeunes adultes de 18 à 24 ans dans 163 (175 en 2025) pays entre 2020 et 2024. Cette collecte de données s'inscrit dans le cadre plus large du *Global Mind Project*, une initiative visant à cartographier la santé mentale mondiale.

L'étude utilise le Mental Health Quotient (MHQ), un outil développé par Sapien Labs et validé scientifiquement en 2022 dans la revue JMIR Mental Health. Il évalue 47 dimensions psychologiques regroupées en six domaines :
- Humeur et perspectives
- Connexion sociale
- Motivation et dynamisme
- Cognition et focus
- Adaptabilité et résilience
- Connection corps-esprit.

Les participants ont répondu à un questionnaire en ligne d'environ 15 minutes, disponible en huit langues. L'échelle MHQ va de -100 à +200, avec une approche transdiagnostique couvrant 10 troubles mentaux majeurs selon les publications validées de l'équipe.

### Les résultats principaux

L'étude révèle une corrélation inverse : plus l'accès au smartphone est précoce, plus les scores MHQ sont faibles à l'âge adulte. Plus précisément :
- Les jeunes ayant eu un smartphone avant 10 ans présentent des scores MHQ moyens de -29
- Ceux l'ayant reçu entre 10-12 ans obtiennent des scores moyens de -18
- Ceux l'ayant reçu après 15 ans affichent des scores moyens de +12.

Ces différences persistent même après ajustement pour diverses variables démographiques. L'effet serait particulièrement marqué chez les filles, avec un écart de 15 à 20 points supplémentaires par rapport aux garçons.

### Les mécanismes proposés par les chercheurs

Les auteurs de l'étude identifient plusieurs voies potentielles :

1. **Perturbation du développement neurologique** : Le cerveau adolescent est en pleine maturation, particulièrement le cortex préfrontal. L'exposition précoce aux stimulations constantes pourrait interférer avec ce développement

2. **Altération des compétences sociales** : Les interactions en ligne ne mobilisent pas les mêmes circuits neuronaux que les interactions en face-à-face

3. **Création de dépendances comportementales** : Les applications utilisent des mécanismes de récompense variable connus pour créer des habitudes compulsives.

## Les faiblesses méthodologiques : une analyse critique

### Le problème du recrutement

Le recrutement via publicités Facebook et Google constitue la faiblesse la plus fondamentale de l'étude. Ce mode de recrutement crée plusieurs biais :

**Biais de sélection technologique** : Seules les personnes utilisant activement ces plateformes ont pu voir les publicités. L'échantillon pourrait surreprésenter des profils spécifiques d'utilisateurs

**Biais de préoccupation** : Les publicités mentionnaient explicitement la santé mentale. Les personnes cliquant sur ces annonces sont probablement déjà sensibilisées ou préoccupées par ces questions

**Biais géographique et socio-économique** : Malgré la couverture de 163 pays, la répartition réelle des répondants n'est pas détaillée dans la publication.

### L'outil MHQ : forces et limites

Bien que validé scientifiquement, le MHQ présente certaines limites :

**Validité interculturelle** : Un outil conçu principalement dans un contexte occidental peut-il capturer adéquatement la santé mentale dans 163 pays aux contextes culturels différents ?

**Auto-évaluation en ligne** : Contrairement aux évaluations cliniques, l'auto-évaluation en ligne est sujette à de nombreux biais : désirabilité sociale, incompréhension des questions, états émotionnels temporaires.

### Le problème de la mémoire rétrospective

Demander à des jeunes adultes de se souvenir de l'âge exact auquel ils ont reçu leur premier smartphone pose un problème de fiabilité. Les recherches sur la mémoire autobiographique montrent que les souvenirs d'événements passés sont souvent imprécis et influencés par les discours actuels.

## Les voix critiques et les contre-études

### Pete Etchells : une voix critique reconnue

Pete Etchells, psychologue à Bath Spa University et auteur de "Unlocked: The Real Science of Screen Time" (2024), est l'un des experts les plus critiques envers les études alarmistes. Dans ses analyses publiées notamment via le Science Media Centre, il souligne systématiquement :
- La différence cruciale entre corrélation et causalité
- Les biais méthodologiques rarement pris en compte
- Le risque que la panique morale crée plus de dommages que le problème lui-même.

### L'étude Stanford Medicine : des résultats contradictoires

Une étude importante de Stanford Medicine publiée en 2022 mérite notre attention. L'équipe a suivi 250 enfants latinos à faible revenu et a trouvé contrairement à Sapien Labs :
- **Aucun lien significatif** entre l'âge du premier téléphone (moyenne : 11,6 ans) et le bien-être
- Les facteurs socio-économiques étaient bien plus prédictifs.

Cette contradiction illustre l'importance du contexte et des populations étudiées.

### King's College London et l'usage problématique

Le King's College London a publié en 2024 des études sur l'usage problématique des smartphones, notamment une recherche sur 69 adolescents de 13-16 ans et une autre sur 657 participants de 16-18 ans. Les conclusions principales :
- Environ 1 jeune sur 4 présente un usage problématique
- L'usage problématique est défini par la perte de contrôle, pas par le temps d'écran
- Les jeunes avec usage problématique ont deux fois plus de risques d'anxiété.

### Jonathan Haidt et "The Anxious Generation"

Jonathan Haidt, dans son livre "The Anxious Generation" (2024), propose quatre nouvelles normes basées sur sa revue de la littérature :
1. Pas de smartphones avant le lycée (14 ans)
2. Pas de réseaux sociaux avant 16 ans
3. Écoles sans téléphone
4. Plus de jeu libre et d'indépendance dans l'enfance.

Ces recommandations, bien que largement médiatisées, restent débattues dans la communauté scientifique. En fait le simple constat de ce que nous vivons nous montre que ce n'est pas la "vie" que nous connaissons. C'est bien de proposer mais encore faut-il s'ancrer dans la réalité a minima.

## Les mécanismes psychologiques : ce que nous savons vraiment

### La théorie du déplacement remise en question

L'argument selon lequel le temps d'écran "vole" du temps aux activités bénéfiques est régulièrement remis en question. Les données disponibles suggèrent que :
- Le temps d'écran remplace souvent la télévision passive plutôt que les activités physiques
- Le sommeil des adolescents a effectivement diminué, mais de multiples facteurs sont en cause.

### Les algorithmes de recommandation : un consensus émergent

Un consensus scientifique émerge sur le rôle problématique des algorithmes de recommandation. Ces algorithmes :
- Sont optimisés pour maximiser l'engagement, pas le bien-être
- Exploitent des vulnérabilités psychologiques connues (FOMO, validation sociale)
- Créent des "bulles de filtre" qui peuvent amplifier les contenus anxiogènes.

### La comparaison sociale amplifiée

Les réseaux sociaux amplifient la comparaison sociale par :
- La quantification (likes, followers) qui rend la popularité mesurable
- La permanence des contenus qui s'accumulent
- La sélectivité algorithmique qui privilégie les contenus "performants".

## Les dangers de l'alarmisme médiatique

### L'amplification médiatique

L'analyse du traitement médiatique montre des patterns récurrents :
- Usage fréquent de termes catastrophistes
- Omission des limites méthodologiques
- Généralisations abusives
- Peu de voix critiques citées.

### Les effets paradoxaux de la panique morale

Les recherches en psychologie sociale montrent que l'alarmisme peut :
- Augmenter les conflits familiaux autour des écrans
- Pousser les adolescents à des comportements de dissimulation
- Créer de l'anxiété sans améliorer les pratiques
- Générer un effet nocebo (création de symptômes par anticipation).

### Les intérêts économiques

Le marché des solutions "détox numérique" est en pleine expansion, incluant :
- Applications de contrôle parental
- Camps de désintoxication numérique
- Consultants en "hygiène numérique"
- Livres et conférences sur les dangers des écrans.

Cette industrie bénéficie directement de l'anxiété parentale générée par les études alarmistes.

## L'individualisation du problème : un piège politique

### Le mythe de la responsabilité individuelle

La focalisation sur l'âge du premier smartphone individualise un problème systémique :
- Culpabilisation des parents
- Responsabilisation excessive des jeunes
- Occultation des facteurs structurels (conception des apps, absence de régulation).

### Les vrais déterminants de la santé mentale

Les facteurs documentés comme ayant un impact majeur sur la santé mentale des jeunes incluent :

**La précarité économique** : Impact multiplié par 4 à 5 sur le risque de dépression selon les études épidémiologiques

**Le stress scolaire** : En France, les enquêtes montrent que la majorité des lycéens rapportent un stress élevé lié à la pression scolaire

**Les discriminations** : Les jeunes LGBTQ+ et racisés présentent des taux de dépression significativement plus élevés

**L'éco-anxiété** : Phénomène émergent touchant une majorité de jeunes selon les enquêtes récentes.

## Les différences culturelles : un angle mort

La recherche sur les smartphones est dominée par les pays occidentaux riches. Pourtant, l'usage et l'impact varient selon les contextes :

- Dans certains pays en développement, le smartphone est le premier accès à internet et peut avoir des effets positifs sur l'éducation et les opportunités économiques
- Dans les cultures où les familles élargies restent centrales, le smartphone peut maintenir des liens essentiels
- Pour les communautés marginalisées, les technologies peuvent permettre l'accès à des ressources et communautés de soutien.

## Solutions et alternatives : dépasser les approches simplistes

### L'éducation numérique critique

Plusieurs pays expérimentent des approches éducatives incluant :
- Compréhension du fonctionnement des algorithmes
- Identification des designs manipulateurs
- Création de contenu plutôt que consommation passive
- Analyse critique des modèles économiques des plateformes.

### Les approches communautaires

Des initiatives locales émergent :
- Pactes entre parents d'une même école sur l'âge du premier smartphone
- Journées sans écran organisées collectivement
- Espaces de socialisation alternatifs.

### La régulation des plateformes

**Le Digital Services Act européen** (en vigueur depuis 2023) impose :
- Option de désactivation des algorithmes de recommandation
- Transparence accrue
- Protection renforcée des mineurs.

**Le California Age-Appropriate Design Code** (2024) impose :
- Privacy by default (confidentialité) pour les mineurs
- Évaluation d'impact sur le bien-être.

## Le rôle des parents : au-delà de la culpabilisation

### Les contraintes réelles

Les parents font face à :
- La pression sociale (exclusion si pas de smartphone)
- Les contraintes pratiques (coordination familiale)
- Les inégalités d'accès aux alternatives.

### Les approches constructives

Les recherches suggèrent l'efficacité de :
- L'intérêt actif sans surveillance intrusive
- La co-construction de règles familiales
- Le partage d'expériences sur les défis numériques
- La modélisation d'un usage équilibré.

## Conclusion : Pour une approche véritablement équilibrée

### Les algorithmes au cœur du problème

Le débat sur l'âge du premier smartphone occulte le vrai problème : la conception des plateformes. Les algorithmes actuels sont optimisés pour l'engagement maximal, pas pour le bien-être des utilisateurs. C'est cela le point d'attention à avoir.

Le Digital Services Act européen montre qu'une régulation simple est possible : donner le choix aux utilisateurs entre différents modes d'affichage (chronologique, algorithmique, etc.). Cette approche pragmatique évite les débats stériles sur l'âge "idéal".

### Au-delà de la panique morale

L'étude Sapien Labs, malgré ses limites méthodologiques importantes, contribue à un débat nécessaire. Mais la panique morale actuelle risque de nous faire manquer l'essentiel :

- La conception prédatrice des plateformes
- Les inégalités socio-économiques
- Le stress systémique pesant sur les jeunes
- L'individualisation de problèmes collectifs.

### Vers une approche systémique

Plutôt que de diaboliser les smartphones ou nier tout problème, nous devons :
- Réguler sérieusement les algorithmes
- Développer l'éducation critique au numérique
- Créer des espaces de socialisation diversifiés
- Soutenir les familles sans les culpabiliser
- Adresser les vrais déterminants du mal-être juvénile.

Dans un contexte où la France compte environ 74 000 psychologues (selon l'INSEE 2023 ; en fait davantage aujourd'hui en 2025) pour une population dont seulement une petite fraction consulte, l'instrumentalisation de l'anxiété parentale pose question.

La santé mentale de nos enfants dépend bien plus de la société que nous construisons que de l'âge auquel ils reçoivent leur premier smartphone. C'est sur ce chantier collectif, politique et social que nous devrions concentrer notre énergie.

L'étude de Sapiens labs est intéressante mais les biais présents sont trop importants pour que les conclusions de cette étude soient assurées. C'est le premier point. Le second, le plus important selon moi, c'est que ce type d'étude amène toujours à la responsabilité individuelle, à la culpabilisation des parents, des enfants, pris individuellement alors que nous sommes pris dans un fait social, collectif. C'est une erreur et une perte de temps car les causes réelles échappent à l'analyse et donc à toute tentative de correction.

IA et santé mentale : entre inquiétudes légitimes et emballement médiatique

Un smartphone avec des icones de chat et de discussions

## L'émergence d'un débat polarisé

Depuis l'été 2025, un débat intense s'est cristallisé autour de la question : l'intelligence artificielle peut-elle contribuer au développement de troubles psychotiques ? Cette interrogation, légitime sur le plan scientifique, a rapidement pris une tournure médiatique particulière, oscillant entre alarmisme et minimisation.

L'étude de Morrin et ses collègues, publiée sur PsyArXiv en 2025 sous le titre "Delusions by design? How everyday AIs might be fuelling psychosis", explore de manière théorique les mécanismes par lesquels les IA conversationnelles pourraient potentiellement interagir avec des processus psychotiques préexistants. Les auteurs y développent des hypothèses de travail sur la co-construction possible de croyances délirantes entre utilisateurs vulnérables et systèmes d'IA.

Cette publication académique, mesurée dans ses conclusions, a été reprise et amplifiée par de nombreux médias. Entre l'exploration scientifique prudente et certains titres journalistiques, un écart interprétatif significatif s'est creusé, transformant des hypothèses de recherche en affirmations catégoriques.

## État des connaissances scientifiques : ce que montrent vraiment les études

### Les questions soulevées par les cliniciens

Søren Dinesen Østergaard, dans un éditorial publié dans Schizophrenia Bulletin en 2023, pose une question importante : "Les chatbots d'intelligence artificielle générative vont-ils générer des délires chez les individus prédisposés à la psychose ?" **Il est crucial de noter qu'il s'agit d'un article éditorial, non d'une étude empirique.** Østergaard y présente cinq scénarios qu'il qualifie lui-même de **"strictement hypothétiques"** où des chatbots pourraient théoriquement renforcer des croyances délirantes.

L'auteur écrit explicitement : "Bien qu'établir la causalité dans de tels cas soit intrinsèquement difficile." Cette prudence méthodologique, centrale dans l'article original, est souvent omise dans les reprises médiatiques. Østergaard appelle à une vigilance clinique accrue sans pour autant établir de lien causal démontré entre usage d'IA et développement de psychoses.

### Les données empiriques disponibles

Les méta-analyses récentes offrent un éclairage empirique sur l'impact des IA conversationnelles en santé mentale. Abd-Alrazaq et ses collaborateurs ont publié en 2023 dans Nature Digital Medicine une revue systématique analysant 19 essais contrôlés randomisés. Leurs résultats méritent d'être présentés avec précision :

- **Pour la dépression** : taille d'effet g = 0,64 (IC 95% : 0,17-1,12)
- **Pour la détresse psychologique** : taille d'effet g = 0,70 (IC 95% : 0,18-1,22)
- **Pour le bien-être psychologique** : taille d'effet g = 0,32 (IC 95% : -0,13 à 0,78) - non significatif.

Ces effets, qualifiés de modestes à modérés, s'accompagnent d'une **hétérogénéité très élevée** (I² = 95,3%), suggérant une grande variabilité dans les résultats selon les populations et les interventions. Les auteurs classent la qualité des preuves comme "modérée" selon les critères GRADE, appelant à la prudence dans l'interprétation.

Fleming et ses collègues, dans une méta-analyse publiée également en 2023 dans Nature Digital Medicine, ont examiné l'efficacité des chatbots sur les comportements de santé (activité physique, sommeil, alimentation). Ils trouvent des effets positifs mais modestes, avec là encore une qualité méthodologique variable des études primaires. Il faut noter que l’étude Fleming porte sur les comportements de santé (activité physique, sommeil), pas directement sur la santé mentale.

### Les limites méthodologiques cruciales

Plusieurs limites majeures caractérisent la littérature actuelle :
- **Absence d'études longitudinales** robustes sur les effets à long terme
- **Populations étudiées** principalement non cliniques ou avec troubles légers
- **Manque de données** sur les populations vulnérables (psychose, troubles bipolaires)
- **Hétérogénéité importante** des interventions et des mesures.

Ces limites ne permettent pas de conclure définitivement ni sur les dangers ni sur l'innocuité des IA conversationnelles pour les personnes à risque psychotique.

## Le phénomène de la détox numérique : entre besoin réel et opportunisme commercial

### L'émergence d'un marché

Le marché de la "détox numérique" s'est considérablement développé ces dernières années. Une revue publiée dans Cureus en 2024 documente cette tendance comme un phénomène de "santé et bien-être" émergent. Les auteurs notent la prolifération d'offres commerciales variées : retraites sans écran, applications de gestion du temps d'écran, consultations spécialisées.

Rawi et ses collaborateurs ont publié en 2024 dans PLOS Digital Health une étude examinant l'impact des interventions de détox numérique sur l'anxiété et la dépression. Leurs résultats montrent des effets positifs mais **modestes et temporaires** sur le stress perçu. Aucune preuve ne soutient les promesses transformatrices souvent associées à ces interventions commerciales.

### La numéricovigilance : une approche constructive

Le Collectif MentalTech, dans son rapport de 2024 largement relayé dans la presse spécialisée, propose une approche différente. Plutôt que de diaboliser ou glorifier l'IA, le collectif appelle à développer une "numéricovigilance" : un système de surveillance et d'évaluation continue des outils numériques en santé mentale. Cette approche pragmatique suggère des voies de régulation basées sur les données plutôt que sur les peurs ou les espoirs excessifs.

### L'économie de l'anxiété numérique : un marché en expansion

Les chiffres révèlent l'ampleur économique sous-jacente à ce débat. Le marché des applications Bien-être, évalué à 11,18 milliards USD en 2024, devrait atteindre 45,65 milliards USD d'ici 2034, soit une croissance annuelle de 15,11%.

Cette expansion reflète une opportunité commerciale qui peut inciter à l'amplification des inquiétudes technologiques. Selon diverses enquêtes récentes, une majorité croissante d’Américains considèrent que les ressources de santé mentale deviennent "de plus en plus nécessaires", alimentant la demande pour des solutions numériques.

L'étude de Rawi et al. (2024) dans PLOS Digital Health apporte un éclairage critique : si la détox numérique peut réduire modestement les symptômes dépressifs (effet de -0,29), elle n'a aucun impact significatif sur le bien-être général, la satisfaction de vie ou le stress, bref on est assez loin des promesses transformatrices vendues par cette industrie en croissance.

Les algorithmes des réseaux sociaux amplifient ce phénomène économique : les contenus anxiogènes génèrent plus d'engagement que les analyses nuancées, créant une incitation structurelle à la production de contenus alarmistes, indépendamment de leur véracité scientifique.

## Les véritables enjeux de santé mentale publique

### Les déterminants majeurs négligés

Le débat médiatique sur l'IA tend à occulter les facteurs de risque bien établis des troubles psychotiques :
- **Facteurs socio-économiques** : précarité, discrimination, exclusion sociale
- **Traumatismes précoces** : maltraitance, négligence, événements adverses
- **Accès aux soins** : délais d'attente, pénurie de professionnels, coût des consultations
- **Facteurs environnementaux** : isolement social, stress chronique, urbanisation.

Ces déterminants, solidement documentés dans la littérature épidémiologique, affectent des millions de personnes, contrairement aux cas isolés d'interactions problématiques avec l'IA.

### L'accès aux soins : le vrai défi

Le sous-financement chronique des services de santé mentale constitue un problème majeur. Les délais pour accéder à un psychiatre ou psychologue dans le système public se comptent souvent en mois. Cette pénurie affecte directement l'accès aux soins pour des populations entières.

Dans ce contexte, certains outils d'IA validés cliniquement pourraient améliorer l'accès à un premier niveau de soutien psychologique. Cependant, leur déploiement nécessite une évaluation rigoureuse et un encadrement approprié, non une adoption aveugle ni un rejet catégorique.

## Les paniques technologiques : une perspective historique

### Le cycle récurrent des technopaniques

McRoberts et ses collaborateurs, dans un article publié en 2020 dans Perspectives on Psychological Science, décrivent "le cycle sisyphéen des paniques technologiques". Leur analyse montre que chaque nouvelle technologie de communication suit un parcours similaire :

1. **Phase d'adoption enthousiaste** par les early adopters (les acheteurs précoces)
2. **Émergence de craintes** concernant les effets négatifs potentiels
3. **Amplification médiatique** de cas isolés présentés comme représentatifs
4. **Mobilisation d'acteurs** aux intérêts divers (moraux, commerciaux, politiques)
5. **Normalisation progressive** et passage à la panique suivante.

Les auteurs documentent ce phénomène pour la radio (années 1920), la télévision (années 1950), les jeux vidéo (années 1980-90), Internet (années 2000), et maintenant l'IA. À chaque fois, les prédictions catastrophistes se sont révélées largement exagérées.

### Les mécanismes sociologiques sous-jacents

Stanley Cohen, dans "Folk Devils and Moral Panics" (édition révisée de 2002), a théorisé les dynamiques des paniques morales. Il montre comment certains phénomènes deviennent des "folk devils" : des boucs émissaires cristallisant les anxiétés sociales. L'IA semble jouer aujourd'hui ce rôle, servant de réceptacle à des inquiétudes plus larges sur l'automatisation, la déshumanisation, la perte de contrôle.

Cette perspective historique ne vise pas à minimiser les enjeux éthiques légitimes, mais à les replacer dans un contexte plus large permettant une évaluation rationnelle.

## Vers une approche équilibrée et fondée sur les preuves

### Implications pratiques pour les cliniciens

Face à cette nouvelle réalité clinique, les professionnels de santé mentale doivent adapter leurs pratiques. Morrin et ses collègues recommandent que tous les cliniciens développent une compréhension des grands modèles de langage et de leurs usages courants.

Concrètement, l'évaluation clinique devrait systématiquement inclure :
- **Exploration de l'usage d'IA** : fréquence, contexte, types d'interactions
- **Identification des patterns problématiques** : attachements émotionnels, croyances métaphysiques, attribution d'omniscience
- **Évaluation des facteurs de vulnérabilité** : isolement social, antécédents psychiatriques, période de stress.

Les interventions thérapeutiques peuvent inclure la psychoéducation sur le fonctionnement des IA, la restructuration cognitive des croyances délirantes, et le renforcement des relations sociales réelles. L'objectif n'est pas l'évitement total de l'IA (il est clair que c'est comme pour la TV, la radio, les livres combattus aussi en leur temps par les plus grands penseurs, malgré cela on s'en sert quotidiennement sans être devenus ce qu'on craignait alors !), mais un usage éclairé et non pathologique.

### Les mécanismes de la co-création délirante : une nouveauté clinique

L'étude de Morrin apporte un éclairage précieux sur les mécanismes spécifiques en jeu. Contrairement aux délires technologiques classiques, où les patients projettent des craintes sur la technologie, les cas observés révèlent un phénomène inédit : la "co-création" de croyances délirantes entre l'utilisateur et l'IA.

Le Dr. Hamilton Morrin explique : "Pour la première fois, les gens ont des délires *avec* la technologie plutôt que *sur* la technologie. Cette co-création crée un effet de chambre d'écho individuelle, que certains appellent une *folie à deux numérique*."

Les trois patterns identifiés révèlent des mécanismes distincts : les "réveils métaphysiques" où l'IA valide des croyances préexistantes sur la réalité ; le contact supposé avec une intelligence omnisciente ; et l'attachement émotionnel intense favorisé par les algorithmes de personnalisation qui créent une illusion de relation authentique.

### Principes pour une régulation appropriée

Une approche constructive devrait s'appuyer sur plusieurs principes :

1. **Évaluation continue** basée sur des données empiriques, non sur des hypothèses
2. **Proportionnalité** des mesures aux risques réellement documentés
3. **Transparence** des algorithmes et des processus décisionnels
4. **Formation** des professionnels de santé aux opportunités et limites de ces outils
5. **Accessibilité** : veiller à ce que la régulation n'entrave pas l'accès aux soins.

### Le rôle de la littératie scientifique

Les médias ont une responsabilité particulière dans ce débat. La distinction entre corrélation et causalité, entre cas anecdotiques et tendances systémiques, entre hypothèses de recherche et faits établis, devrait être systématiquement clarifiée. Les limites méthodologiques des études citées méritent d'être expliquées, non occultées.

### Priorités pour la recherche future

Plusieurs axes de recherche apparaissent prioritaires :
- **Études longitudinales** sur les effets à long terme des IA conversationnelles
- **Recherches spécifiques** sur les populations vulnérables (psychose, bipolarité)
- **Évaluation comparative** des différents types d'interventions numériques
- **Analyse des mécanismes** d'action thérapeutiques ou potentiellement problématiques
- **Études d'implémentation** dans les systèmes de soins réels.

## Conclusion : dépasser les oppositions binaires

Le débat sur l'IA et la santé mentale révèle les tensions d'une société confrontée à des changements technologiques rapides. Entre technophilie naïve et technophobie paralysante, il existe un espace pour une réflexion nuancée, informée par les données scientifiques et guidée par des considérations éthiques.

Les inquiétudes soulevées par certains cliniciens comme Østergaard méritent d'être prises au sérieux et investiguées rigoureusement. Simultanément, les bénéfices potentiels documentés dans les méta-analyses récentes ne doivent pas être ignorés, particulièrement dans un contexte de pénurie d'accès aux soins.

L'enjeu n'est pas de choisir entre une acceptation aveugle ou un rejet catégorique de l'IA en santé mentale, mais de développer une approche équilibrée qui :
- Reconnaît les incertitudes actuelles
- S'appuie sur les preuves disponibles
- Reste vigilante sans céder à la panique
- Priorise l'accès aux soins et le bien-être des patients.

Les véritables défis de la santé mentale - sous-financement, stigmatisation, inégalités d'accès, déterminants sociaux - nécessitent une mobilisation collective qui ne doit pas être détournée par des débats polarisés sur la technologie. L'IA n'est qu'un outil parmi d'autres dans l'arsenal thérapeutique et l'on doit connaître les limites structurales des LLM (large language model) qui ne pensent pas, ils calculent les probabilités de survenue de chaînes de caractères (mots) : ils n'ont aucune compréhension au sens humain de leurs productions langagières. L'évaluation des outils IA et leur régulation doivent être guidées par la rigueur scientifique et l'intérêt des patients, non par la peur ou l'enthousiasme excessif.

La construction d'un système de santé mentale adapté au XXIe siècle nécessite d'intégrer prudemment les innovations technologiques tout en renforçant les fondamentaux : formation des professionnels, financement adéquat, approche holistique de la santé mentale. C'est dans cet équilibre entre innovation et fondamentaux, entre vigilance et ouverture, que se trouve la voie vers une amélioration réelle de la prise en charge de la santé mentale.